dimanche 17 avril 2016

Critique 868 : LA CORDE, de Alfred Hitchcock


LA CORDE (en v.o. : Rope) est un film réalisé par Alfred Hitchcock, sorti en salles en 1948.
Le scénario est adapté de la pièce Rope's End de Patrick Hamilton par Arthur Laurents, Hume Cronyn et Ben Hecht (qui n'est pas cité au générique). La photographie est signée Joseph Valentine et William V. Skall. La musique est composée par David Buttolph, d'après Francis Poulenc.
Dans les rôles principaux, on trouve :
 James Stewart
(Rupert Cadell)
 John Dall
(Brandon Shaw)
 Farley Granger
(Philip Morgan)
 Cedric Hardwicke
(Mr Kentley)
 Constance Collier
(Mrs Atwater)
 Douglas Dick
(Kenneth Lawrence)
 Joan Chandler
(Janet Walker)
*



Deux étudiants, Brandon Shaw et Philip Morgan, tuent par strangulation un de leurs camarades, David sont deux étudiants. Dans leur appartement de New York, par un soir ordinaire, ils étranglent un de leurs camarades, David, avec une corde. Ils dissimulent le cadavre dans une malle dont ils se servent ensuite pour dresser le buffet d'une collation à laquelle ils ont convié le professeur, Rupert Cadell, qui leur a inspiré ce meurtre selon la théorie de Nietzsche qui veut que les êtres supérieurs ont droit de vie ou de mort sur ceux qu'ils jugent inférieurs. 
Brandon Shaw, Philip Morgan et Rupert Cadell

Ce dîner est d'autant plus cynique qu'y sont également conviés la famille et la fiancée de leur victime, évoluant dans le salon où est donc caché le corps de David tout en s'inquiétant de son absence. 

Mais Rupert Cadell commence à avoir des doutes sur la défection de David quand il remarque la nervosité grandissante de Philip Morgan et la suffisance avec laquelle Brandon Shaw devise sur l'enseignement de leur professeur et l'interprétation de ses cours. 
Après que les invités soient tous partis, Cadell revient dans l'appartement en prétendant y avoir perdu quelque chose. Il va pousser ses deux élèves à passer aux aveux tout en tentant de leur faire comprendre l'ignominie de leur acte...

Premier film tourné en couleurs par le maître du suspense, La Corde est surtout connu pour son tour de force technique : Alfred Hitchcock voulait le filmer en un seul plan-séquence. En vérité, le chargeur des caméras à l'époque ne permettait que d'enregistrer des bobines de dix minutes et le cinéaste recourut à des coupures habilement dissimulées, construisant son long métrage en dix blocs.

L'autre audace du film tient au mobile du crime commis par les personnages de Brandon et Philip : le premier est un odieux cynique pour qui la vie humaine n'a aucune valeur et qui jouit du danger qu'il court à être démasqué, entraînant dans son délire son camarade Philip, à la détermination plus fragile.

Bien des commentateurs ont souligné la relation trouble qui unit ces deux étudiants aisés, et il est effectivement facile de noter qu'une homosexualité implicite est lisible ici. Mais dans ce "couple", il y a clairement un dominant (Brandon) et un dominé (Philip), un leader et un suiveur : la fébrilité qu'affichera Morgan causera la perte du tandem. Réputé pour choisir des acteurs en qui il voyait l'incarnation de ses personnages, est-il si étonnant alors que Hitchcock souhaita distribuer le rôle de Philip à Montgomery Clift, dont l'homosexualité était notoirement connue mais tue à une époque où les moeurs n'étaient pas libérées ? Loin d'être un choix par défaut, Farley Granger (que redirigera "Hitch" dans L'Inconnu du Nord-Express en 1951) interprète avec talent la fébrilité de cet assassin lâche. John Dall lui donne la réplique magistralement en complice plein d'arrogance, odieux à souhait. 

Malgré le sujet, macabre au possible, le film ne manque pas d'humour, mais un humour noir fondé sur un des principes chers au metteur en scène quand il théorisa le suspense : le spectateur en sait plus que les personnages et cette différence dans la connaissance du danger favorise la tension dramatique de la narration. On assiste ainsi, à la fois médusé et horrifié, à ce défilé d'invités qui tournent autour d'un cadavre sans savoir qu'il est devant eux : ce contraste ignoble produit un effet jubilatoire - celui de savoir si, oui ou non, la victime sera découverte. L'histoire interroge donc la moralité du spectateur selon qu'il a envie de voir les assassins confondus ou s'il préfère assister à un crime parfait.

La Corde étend la réflexion philosophique dans l'exposition et l'interprétation des théories du "surhomme" et du "sous-homme" développées par Friedrich Nietzsche, détournées par l'idélogie nazie. Dès lors, condamner Brandon Shaw, qui se revendique comme l'übermensch ne suffit pas, il faut aussi estimer la responsabilité du professeur Rupert Cadell, qui, après avoir confirmé les mêmes convictions, condamnera son geste et sera affligé par ce qu'il a inspiré. Dans ce rôle d'enseignant ambigu, prévu au départ pour Cary Grant, James Stewart (qui deviendra l'autre acteur fétiche d'Hitchcock ensuite, dans Sueurs froides-Vertigo, L'homme qui en savait trop, Fenêtre sur cour) est magistral : qu'il ait hérité de ce personnage est même un casting heureux car, plus que Grant, Stewart incarnait cet "américain modèle", ici formidablement perverti.

La pièce original de Patrick Hamilton, inspirée d'un cas authentique, commis en 1924 par Nathan Leopold et Richard Loeb, sa théâtralité assumée, loin d'être une limite en termes de réalisation, lui confèrent une intensité malsaine encore intacte 68 ans après sa sortie. Selon le souhait du cinéaste, cela démontrait que la technique était secondaire pour le public si l'histoire est assez forte. 80 minutes après la mort de l'infortuné David, le spectateur est toujours aussi sonné par ce tour de force dérangeant mis en image avec une virtuosité rare.

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