vendredi 25 mars 2016

Critique 848 : UNE ETUDE EN NOIR, de William Irish (achevé par Lawrence Block)


UNE ETUDE EN NOIR (en v.o. : Into The Night) est un roman inachevé écrit par William Irish, complété par Lawrence Block, publié à titre posthume, traduit en français par Marie-Louise Navarro en 1987 pour les Presses de la Cité.

Seule et dépressive, Madeline Chalmers range sa chambre un soir et trouve dans une boîte le dernier objet que lui a laissée son père décédé : un pistolet. Elle pointe l'arme contre sa tempe avec la volonté de se suicider. Mais après avoir pressé la détente, aucune détonation n'éclate. Madeline interprète cela comme un signe miraculeux qui lui dit que, finalement, la vie vaut d'être vécue. Toute à sa joie, elle jette le pistolet sur son bureau. Le coup part. 
Stupéfaite, elle constate qu'elle n'est pas blessée mais entend un gémissement dans la rue en bas de chez elle et découvre une jeune femme à terre, mortellement blessée.
Madeline apprend le nom de sa victime dans les journaux - elle s'appelait Starr Bartlett - et on attribue sa mort à l'acte d'un déséquilibré, l'ayant tué arbitrairement. Grâce aux quelques minces informations qu'elle recueille par ailleurs, Madeline se rend là où résidait la victime et peut entrer dans sa chambre grâce à sa logeuse : elle y trouve la photo d'un beau jeune homme, Vick - certainement le fiancé de Starr.
Madeline va ensuite à la rencontre de la mère de sa victime, Charlotte Bartlett, avec qui elle sympathise en se faisant passer pour une amie de sa fille. Mais sa culpabilité est vite mise à jour lorsqu'elle refuse d'entrer dans une église où Mrs Bartlett veut aller prier. Après quelques jours de brouille, elle accepte néanmoins de recevoir à nouveau Madeline à qui elle fait quelques confidences : Starr était mariée mais son époux lui avait, sans qu'elle ait expliqué comment, brisée le coeur. Peut-être à cause de sa précédente femme.
Madeline entreprend alors de se repentir en faisant payer ceux qui ont fait souffrir Starr en deux temps : rendre la pareille à la femme qui avait ruiné son couple, et tuer son mari qui l'avait trahie en mettant à jour son terrible secret. Cette quête insensée va conduire la jeune femme jusqu'à une cynique chanteuse de cabaret, Dell Nelson, puis à l'homme qui l'avait quittée pour Starr avant de dévaster cette dernière, Vick Herrick, un photographe.
Au terme de cette aventure, une révélation bouleversante...

Tout d'abord, il faut préciser deux points importants : si le manuscrit d'Une étude en noir a été exhumé en 1970, grâce à  Sheldon Abend (l'agent littéraire de la succession Cornell Woolrich - le vrai nom de William Irish), Burton L. Lilling, Edwin McMahon et William A. Lockwood (les exécuteurs testamentaires de l'écrivain), sa rédaction s'est déroulée sur plusieurs périodes courant sur plusieurs années, et elle n'a jamais été achevée. Seules des notes indiquaient le dénouement souhaité, et encore n'étaient-elles pas définitives (une mention notamment portait sur une réplique dont le sens modifiait sensiblement la perception de la toute fin). 
William Irish 

Sur les 201 pages de cette édition publiée français par les Presses de la Cité, 37 ont été complétées, ajoutées ou mises en forme par le romancier Lawrence Block, dont la passionnante et très instructive postface du professeur Francis M. Nevis Jr. (spécialiste de la loi sur les droits d'auteur, bibliographe et biographe de William Irish) ne nous apprend malgré tout pas pourquoi et comment il fut associé à la finalisation de ce projet.
 Lawrence Block

Block est donc l'auteur des pages 1 à 22, 73, 75 à 78, 83, 87-88, 100-101, et il a reconstitué des passages des pages 60 à 64, 66 à 68, 70 et 71, 79 et 80, 130 et 131, 136 et 137, 147. Block a également signé la fin en suivant les notes laissées par Irish, qui souhaitait une happy end sentimental, même si son brouillon présentait une rature suggérant un caractère plus inattendue et pervers concernant une réplique précise d'un personnage (je ne la précise pas car elle spoilerait trop l'intrigue).

Cornell George Hopley-Woolrich alias William Irish est né en 1903 et mort en 1968. Il est l'auteur de 24 romans et plus de 200 nouvelles. Après avoir suivi des études de journalisme à Columbia jusqu'en 1921, il écrit son premier texte de fiction en 1924. Il se marie en 1934, mais c'est un échec.

Dans les années 40 à 48, il atteint le sommet de son art en enchaînant ses meilleurs oeuvres : La Mariée etait en noir ; Ange ; Retour à Tillary Street ; Lady Fantôme ; Les Yeux de la nuit ; La Sirène du Mississipi ; J'ai épousé une ombre ; L'Heure blafarde ; Rendez-vous en noir - une collection d'histoires remarquables, dont plusieurs ont été adaptées plus tard au cinéma, qui en font le roi de la "série blême" (distincte de la classique "série noire", et tirant le genre policier vers le suspense, la romance, parfois à la limite du fantastique).

La gloire et la fortune l'attendent à Hollywood où des producteurs ont remarqué ses textes au style si évocateur, intense, se prêtant à la transposition sur grand écran, avec des personnages mémorables, des intrigues palpitantes aux ambiances intenses. Mais Irish n'est pas heureux car il souhaiterait être reconnu comme un auteur à part entière, digne de son modèle, Scott Fitzgerald.

Son déclin commence au début des années 50 lorsque sa mère, avec laquelle il entretient une relation fusionnelle, tombe malade. Elle agonisera durant sept longues années, durant lesquelles, l'inspiration le fuyant, Irish s'isole, noie sa frustration artistique et son homosexualité refoulée dans l'alcool. Atteint de diabète, il est amputé d'une jambe gagnée par la gangrène et désormais cloué dans un fauteuil roulant. Il meurt sans le sou dans une chambre d'hôtel et oublié - cinq personnes seulement assisteront à ses obsèques.

Un destin fulgurant et tragique donc, au diapason de celui de ses héros, personnages souvent perdus dans la nuit urbaine, poursuivi par le mauvais sort, pris en tenailles entre des gangsters impitoyables et des policiers sans compassion : tout cela est exprimé par une prose magnifique, parfois lyrique, d'une poésie crépusculaire, avec un sens de la narration extraordinaire qui rendent la lecture de ses romans et nouvelles extrêmement fluides et denses à la fois. William Irish était un immense auteur, maître-es polars romantiques, dominant le genre avec l'expert de la désespérance fataliste, David Goodis : ces deux hommes ont marqué au fer rouge mes jeunes années de lecteur insatiable de romans policiers, après avoir été initié par Dashiell Hammett, celui qui a jeté le crime dans la rue et fut admiré par Hemingway lui-même, le seigneur du hard-boiled dicks.

Une étude en noir a les qualités et défauts d'un roman inachevé, avec ses fulgurances (notamment des aphorismes très inspirés) mais aussi un rythme inégal, des procédés narratifs qui auraient certainement été peaufinés au cours de réécritures. Le fait est aussi que si Lawrence Block a accompli un travail méritoire et efficace, il ne possède pas ce style, cette voix si spéciales qu'avaient William Irish : sa contribution est bienvenue dans la mesure où il a effectivement complété le texte, lui permettant de gagner en lisibilité, en fluidité, mais ses pages n'ont pas la poésie qu'ont celles rédigées par l'auteur original, avec un vocabulaire, des tournures de phrases à la fois lyriques et directes.

Mais je ne veux pas être trop sévère et donc injuste avec Block, dont la tâche est ingrate, au point que son nom ne figure même pas sur la couverture : il faut, c'est un comble, lire l'avant-propos et la postface de Francis M. Nevins Jr pour savoir exactement son rôle dans cette entreprise ! Par ailleurs, on peut se demander qui aurait fait aussi bien, voire mieux, tant le ton des romans de Irish n'appartient qu'à lui et demeure inimité (et inimitable).

Ce texte est pareil à un matériau brut, un peu frustre parfois, dont la construction, aux coutures bien apparentes, trahit la nature. Découpé en trois actes, le récit se déroule de manière très séquencée comme une version inaboutie d'un roman par un auteur justement reconnu pour sa maîtrise narrative. En l'état, c'est cependant une sorte de brouillon déjà magistral et le spectacle des rouages en marche est une leçon d'écriture en soi : on a le sentiment d'observer le dessin préparatoire d'un tableau, avec une spontanéité épatante - tout est déjà là pour l'essentiel : l'intrigue implacable, les personnages fortement caractérisés, les liens qui les unissent bien pensés, le processus de leurs descentes aux enfers bien en place.

Dans un premier temps, qu'on pourrait intituler "prendre une vie", on assiste au geste initial à la fois absurde et tragique qui va mêler les destins d'une jeune femme qui veut mettre fin à ses jours, y échappe miraculeusement, et celle d'une autre jeune femme dont l'existence est déjà ravagée, en route pour une vengeance, mais fauchée lors d'un renversant concours de circonstances. Irish met magistralement en scène ce mouvement de balancier entre Madeline et Starr, dont les prénoms, une fois réduit pour la première (Madeline étant appelée en une occasion Mad) résument leurs trajectoires : la folle et l'étoile. Starr Bartlett est en effet une étoile filante dans cette histoire, et Madeline s'inscrit dans son sillage, en se fixant deux folles missions.

"C'est à elle que j'ai fait une promesse. J'ai pris un engagement
envers elle. On ne peut trahir la promesse faite au morts,
ou ils se lèveront pour vous accuser." 

La première de ses missions produit le deuxième temps du récit synthétisé dans une note prise par Madeline Chalmers elle-même : "rendre la pareille à une femme". Une étude en noir revêt l'apparence d'une vengeance dans cet acte II en même temps qu'elle souligne un aspect du roman qui symbolise toute l'oeuvre de Irish. Une des singularités de cet auteur était qu'il écrivait des polars avec des héroïnes au premier plan, femmes qu'il campait avec une sensibilité vibrante et rare dans un genre dominé par les figures masculines. Ici encore les femmes occupent une place centrale, majeure : chacune conduit à l'autre - Madeline à Starr ; Starr à sa logeuse et à sa mère, Charlotte ; Charlotte à Dell Nelson. Même Vick Herrick, l'amant maudit, est féminisé dans sa description : c'est un photographe précautionneux, délicat, sensible. Par contraste, le personnage de Jack D'Angelo, un des hommes de Dell Nelson, apparaît plus virile, stéréotypé, et son sort n'échappe pas au cliché inhérent à son caractère, à son milieu (jaloux, mauvais garçon, évoluant dans le milieu, donc forcément le coupable idéal - et véritable - le moment venu). Le plan mis au point par Madeline pour précipiter le châtiment de Dell est exemplairement orchestré, trop même puisque l'issue sera dramatique, dépassant à la fois les attentes de son bourreau et du lecteur.

"Un homme doit mourir avec bravoure.
Une femme doit mourir en beauté."

Enfin, le troisième et dernier temps, également exprimé par écrit par Madeline en ces mots "tuer un homme", met enfin face à face Madeline et Vick Herrick à la façon d'une boucle puisque le secret dévoilé du jeune homme renvoie à la situation dans laquelle Starr se trouvait au début de l'histoire et explique pourquoi l'existence de cette victime totale était déjà terminée. La balle perdue qui l'a tuée n'a fait "que" ôter la vie à son corps, son âme était déjà consumée auparavant. Irish a employé un motif tabou qu'il parvient, extraordinairement, à rendre romantique tout en n'éludant pas son côté choquant. Il serait vraiment criminel de le révéler pour le coup, mais l'effet est garanti, d'autant plus qu'il est formulé lors d'un long monologue (le deuxième après celui, déjà brillant, que livre Dell à Madeline dans l'acte II) exprimé avec une fluidité magistrale. Cette confession bouleversante est désarmante, poignante, remuante... Tellement qu'on regrette que Irish, et Block à sa suite à l'heure où il a choisi (suivant la volonté affichée d'Irish) une happy end, n'ait pas été au bout de son idée, reposant sur une modification minime mais cruciale dans un dialogue et verbalisant une situation beaucoup plus trouble, un épilogue bien plus vertigineux.

Il n'empêche que, malgré ces réserves ponctuelles, Into the night (je préfère quand même, pour une fois, le titre français, aux allures programmatiques de l'oeuvre entière d'Irish, que celui anglais, finalement plus quelconque) est un roman qu'il est, comme le dit Nevins Jr, "extrêmement satisfaisant" de pouvoir lire. En l'état, il atteint même parfois une forme d'épure, un concentré du style de son auteur, un ultime manifeste de son talent.   
*
Un aspect étonnant d'Une étude en noir tient à sa modernité : en le lisant, ce livre ne fait pas son âge, peu d'éléments le rendent daté, encore moins démodé. Il pourrait être adapté dans un contexte contemporain sans retoucher grand-chose. Cela permet d'imaginer facilement des acteurs actuels dans un film sans reconstitution d'époque, même si, la première fois que je l'avais lu, j'avais en tête Natalie Wood (pour Madeline) et Robert Redford (pour Vick), le couple inoubliable de Propriété interdite (Sydney Pollack, 1966 - voir ci-dessous :).
Mais en y repensant, voilà le casting que je distribuerai :
Elizabeth Debicki : Madeline Chalmers 
 Emily VanCamp : Starr Bartlett
 Viola Davis : la logeuse de Starr Bartlett
 Jacki Weaver : Charlotte Bartlett
 Eva Green : Adelaïde "Dell" Nelson
 Bobby Cannavale : Jack D'Angelo
 Jeremy Sisto : officier de police Smitts
Justin Timberlake : Vick Herrick

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