lundi 2 juin 2014

Critique 459 : CARAÏBES - UNE AVENTURE DE DIETER LUMPEN, de Jorge Zentner et Ruben Pellejero


CARAÏBES : UNE AVENTURE DE DIETER LUMPEN rassemble cinq récits, écrits par Jorge Zentner et dessinés par Ruben Pellejero, publiés en 1990 par Casterman. 
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(Extrait du 2ème récit, Jeux de Hasard.
Textes de Jorge Zentner, dessins de Ruben Pellejero.)

- Le Poignard d'Istanbul (12 pages). Dieter Lumpen sert de chauffeur à une vieille allemande, Berta Frühling, de passage à Istanbul pour y récupérer un camée que son mari, un professeur, avait caché dans le manche d'un poignard de collection offert au palais de Topkapi. Mais l'objet a été volé depuis. Dieter le retrouve en risquant sa vie mais sa patronne en profiter pour filouter le directeur du musée...

- Jeux de Hasard (10 pages). Blessé à Istanbul, Dieter Lumpen quitte Frau Berta et part pour Athènes où il dispose d'une grosse somme d'argent. Il la perd rapidement en jouant au dés avec un flambeur très agile avec lequel il mise sa propre vie pour une durée d'une semaine. Malchanceux, il doit alors s'acquitter de sa dette en acceptant un contrat terrible : tuer un homme... Qui va lui sauver la vie.

- Bombe à retardement (10 pages). Dieter Lumpen quitte la Grèce à bord d'un cargo et gagne Haïfa où il rencontre la belle Brigitte dont il devient l'amant et le partenaire en affaires dans les terres israëliennes où s'affrontent juifs, arabes et anglais. Capturé alors qu'il convoyait des armes avec sa complice, Dieter ignore qu'elle est de mèche avec les ravisseurs pour commettre un attentat contre une garnison britannique...

- La Voix du Maître (11 pages). Dieter Lumpen s'éloigne de la zone de guerre pour se réfugier en Inde où il retrouve un ami d'enfance, Kurtz, en pleine crise mystique. Les deux hommes partent à la recherche d'un temple en parcourant le pays dans des conditions difficiles (leur véhicule les lâche, la météo est redoutable, les obstacles innombrables). Une fois arrivé à destination, les charmes magiques de l'Orient saisissent les voyageurs.

- Caraïbes (46 pages). Dieter Lumpen se pose finalement à Carthagène où il vit de la pêche avec le mystérieux colosse surnommé "le chinois", qui semble doté de pouvoirs psychiques. La ville sert aussi de cadre au tournage d'un film d'aventures historique dont le producteur est très mécontent. Il convainc Dieter d'en reprendre le rôle principal puis lui propose de l'accompagner à Hollywood où il lui promet une belle carrière. "Le chinois", pour aider son ami Dieter à décider de son avenir, le conduit une nuit sur une île voisine à la rencontre d'un reclus défiguré qui est peut-être l'ancien roi du tango, Carlos Gardel...

Le scénariste argentin Jorge Zentner et l'artiste espagnol Ruben Pellejero forment un de ces couples de la bande dessinée qui se sont bien trouvés et la série des Aventures de Dieter Lumpen, qui compte quatre tomes, est le meilleur exemple de leur complicité.
Le personnage s'inscrit dans la veine des aventuriers philosophes popularisés par Corto Maltese d'Hugo Pratt : comme le célèbre marin, il a une silhouette longiligne et élégante, qui évoque celle d'un dandy des années 40-50. En parcourant le monde, il obtient divers emplois temporaires, souvent subalternes, et traverse des endroits dangereux et exotiques, mais c'est un héros détaché qui observe ce qui l'entoure avec bonhommie, un rien désabusé, toujours prêt à rebondir ailleurs, cherchant la tranquillité tout en traversant des situations périlleuses. C'est un homme élégant et séduisant, qui a toutes les femmes qu'il désire, attire l'attention de riches affairistes en quête d'un serviteur efficace et discret. 
Mais Le charme de Dieter Lumpen, c'est aussi sa capacité à s'étonner des curiosités qui jalonnent ses périples : une vieille veuve allemande à la gâchette facile, un homme qui l'a sauvé mais qu'il doit éliminer, une superbe militante blonde qui abuse de sa naïveté, un ami de toujours qui l'entraîne à la recherche d'un sens à la vie, ou un producteur de cinéma prêt à en faire une star.
Contrairement à Corto Maltese qui est un bavard cynique, le Dieter Lumpen de Jorge Zentner est un taiseux sentimental et un penseur qui se laisse porter par les évènements (quitte à les subir plutôt qu'à en profiter) : le scénariste privilégie souvent la voix-off de son héros, commentant avec distance ce qui lui arrive, aux dialogues, qui servent davantage à raconter d'autres histoires qu'à éclairer le lecteur sur la psychologie des protagonistes. C'est sans doute ce qui fait de cette série une bande dessinée aussi divertissante et atypique, ce goût pour la narration romanesque, dans des décors exotiques, des rebondissements improbables, des faux suspenses, ce décalage constant entre la promesse de récits pleins d'action et les pérégrinations d'un héros qui veut profiter de la vie mais est incapable de résister à une passade.
Il y a quelque chose de débonnaire et d'ironique chez Zentner qui situe ces aventures dans une époque propice aux clichés nostalgiques, les virées rétro et les personnages équivoques. Dieter Lumpen a parfois l'air bien candide, naïf, il a aussi une chance insensée et une faculté d'adaptation, de rebond, extraordinaires, correspondant à son tempérament volontiers fataliste et hédoniste. Tout cela produit des histoires attachantes aux ambiances sensuelles, étranges et amusantes.
Ce recueil propose un bel éventail du talent de conteur de Zentner, maître dans l'art du récit court, aux allures de fables ou de contes, qui ne perd pas sa verve quand il se lance dans un 5ème épisode aussi long que les quatre premiers réunis.

Les dessins de Ruben Pellejero sont de toute beauté. J'ai eu la chance de rencontrer cet artiste et donc de le voir à l'oeuvre. Son trait possède une souplesse fabuleuse qui lui permet de croquer de magnifiques femmes à la classe glamour irrésistible et des hommes dont l'allure est immédiatement mémorable, qu'il s'agisse de gentlemen, d'escrocs, de baroudeurs, d'autochtones divers.
Le soin qu'il apporte à la représentation des décors permet de situer chaque histoire avec précision avec une économie pourtant très évocatrice : on est tout de suite, en quelques cases, immergé dans les ruelles turques, une île grecque, le désert africain, la jungle hindoue, les caraïbes ensoleillées. 
L'encrage de Pellejero, mix de tracés très fins à la plume et d'à-plats noirs massifs à la fluidité pénétrante, associé à une colorisation à base d'aquarelles délicates mais à la richesse exubérante offre des pages splendides, avec des plans composés magistralement où dominent de larges cases souvent horizontales.
(Depuis quelques années, le trait du dessinateur s'est un peu épaissi mais reste d'une beauté intacte, au service de récits où la sensualité des personnages et des paysages sont toujours un régal.)

Les éditions Mosquito rééditent en un seul volume l'intégrale des Aventures de Dieter Lumpen actuellement : l'album est coûteux mais invite les amateurs à se replonger dans cette oeuvre délicieuse d'un tandem d'auteurs de grande qualité.      

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