samedi 10 novembre 2012

Critique 360 : WE3, de Grant Morrison et Frank Quitely

WE3 est une mini-série en trois épisodes écrite par Grant Morrison et dessinée par Frank Quitely, publiée par DC Comics dans la collection Vertigo en 2004.
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Un projet militaire secret, pour remplacer les soldats sur les champs de bataille, a pratiqué des expériences sur des animaux pour les transformer en cyborgs de combat sous le nom de code "Animal Weapon 3", abrégé en "WE3". Après des tests effectués contre des trafiquants, l'armée décide de mettre fin au programme pour passer à un niveau supérieur et l'élimination de l'escouade composée d'un chien, d'un chat et d'un lapin.






L'extraordinaire séquence de l'évasion : 6 pages muettes
de 18 cases chacune aboutissant à une double-page.

Cet ordre, destiné à ne pas compromettre le sénateur Washington qui a autorisé ce projet, revient pour le professeur Roseanne Berry, responsable des 3 animaux, à non seulement tirer un trait sur ses travaux mais aussi à se détacher de ses cobayes pour lesquels elle s'est pris d'affection. Elle permet à "1", "2" et "3" de s'échapper, ce qui va déclencher une folle course-poursuite entre les bêtes entraînés à intervenir en groupe et lourdement équipés d'exosquelettes métalliques comportant un vrai arsenal et des soldats.
Lorsque les tentatives pour capturer et tuer les fugitifs se succèdent, le général et le chef du projetemploient les grands moyens en lançant à leurs trousses le terrifiant "4"...
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Le premier élément qui étonne avec WE3 est sa couverture avec ses trois héros, un chien, un chat et un lapin, chacun vêtu d'un énorme exosquelette, en pleine nature. Cette image étrange, à la fois paisible et inquiétante, possède un pouvoir d'attraction irrésistible et promet déjà une histoire à nulle autre pareille...
Grant Morrison et Frank Quitely forment un duo complice dont chaque collaboration donne lieu à des comics atypiques, y compris dans le courant mainstream (New X-Men chez Marvel, All-Star Superman chez DC). Réunis, après le succès-culte de Flex Mentallo, les deux amis (qui passaient chez certains pour n'être qu'une seule personne à cause du pseudonyme et de la discrétion du dessinateur !) ont pu développer au sein du label adulte Vertigo cette mini-série où ils donnent le meilleur d'eux-mêmes.
L'histoire imaginée par Grant Morrison lui a été à l'évidence inspirée par la cause animale dont il est un défenseur, mais ne se résume pas une promotion pour la (People for the Ethical Treatment of Animals) : c'est d'abord et surtout une bande dessinée spectaculaire, riche en action, très violente, et simplement émouvante. On peut considérer WE3 comme le pendant du chef-d'oeuvre de Brian K. Vaughan et Niko Henrichon, Pride of Baghdad (également chez Vertigo).
En mettant en scène trois animaux domestiques, le scénariste oriente le regard du lecteur sur les armes et les scènes de guerre : transformés en créatures lourdement équipées, téléguidés comme des jouets meurtriers, "1", "2" et "3" infligent des blessures et des dégâts dont l'impact devient plus dérangeant encore. Pour contrebalancer la sauvagerie reprogrammée de ces pauvres bestioles, Morrison souligne l'aspect absurde de leur traque par l'armée dont les membres courent en fait après un chien, un chat et un lapin pour lesquels on ne peut s'empêcher d'éprouver de la tendresse, de la compassion et de la solidarité (ils ne cherchent jamais à se venger mais juste à se défendre).
Chacun des chapitres (plus longs que des épisodes traditionnels - une trentaine de pages) s'ouvre sur un avis de recherche des propriétaires de Bandit (un aimable labrador), Tinker (un adorable minet) et pirate (un inoffensif lapin) : le procédé, facile pour nous attendrir, n'est cependant pas surexploité par le script, tout comme les références à Frankenstein. Pour les modèles, il faut plutôt voir du côté du mélange entre le western et du manga (comme l'ont cité les auteurs) ou comme si Pixar/Disney osait un mix entre le dessin animé animalier et l'horreur. 

Par rapport à Pride of Baghdad, les trois protagonistes, s'ils parlent, ne communiquent entre eux que de manière archaïque, grâce à un appareil disposé sur leur crâne : le travail qu'a effectué Morrison pour inventer leur langage est très original, même s'il faut (en vf comme en vo) un temps pour s'y adapter. Pourtant, malgré l'économie de mots, tout est parfaitement clair et introduit même un surcroît de singularité aux situations et à la caractérisation - par exemple Bandit est obsédé par le fait de rentrer chez lui, dans sa maison, sans savoir où elle est (quand il croit y revenir, il n'arrive pas au bon endroit), et à se comporter comme un bon chien. Il a, comme ses compagnons, conservé ses instincts originaux, mais son comportement est substantiellement altéré par les expériences qu'il a subies et les liens qui l'unissent à Pirate et Tinker.
La morale de cette fable n'est pas aussi originale que le dispositif de l'intrigue et ses éléments : on comprend que les véritables bêtes, les vrais monstres, sont les humains, et le dénouement n'a pas la cruauté poignante du roman graphique de Vaughan et Henrichon, ni même sa puissance politique. Morrison est moins fin, moins subtil et vise d'abord l'efficacité, d'où un sentiment de "trop peu", avec une fin un peu expédiée.  
Mais, en l'état, WE3 reste une belle ode à la liberté, dont le titre à tiroirs (WE3 évoque à la fois We are three - nous sommes trois - et We are free - nous sommes libres) contient l'essentiel. On est émus par le périple de ces trois animaux, la brutalité du récit est percutante, et sa concision limpide contraste très agrèablement avec les scénarios (trop) cryptiques de Morrison dans la majeure partie de son travail (y compris sur des séries mainstream).
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L'obsession du retour à la maison...

... Et d'être un bon chien...  

Le potentiel narratif de WE3 n'est donc peut-être pas complètement abouti, mais il reste sa partie graphique, et là, par contre, toutes les promesses sont tenues -et même au-delà.
Les planches de Frank Quitely (encrées digitalement et colorisées par Jamie Grant) sont effectivement d'une virtuosité exceptionnelle. Cet artiste, de son propre aveu profondément influencé par Jean "Moebius" Giraud, s'affranchit ici et se déchaîne en déployant des effets d'une inventivité renversante.
Il ne s'agit pas d'une succession de morceaux de bravoure, quand bien même certains séquences sont saisissantes (de l'évasion, avec six planches de 18 cases chacune, aux ripostes des héros dans des mosaïques de vignettes - jusqu'à 70 plans sur une double-page !), mais bel et bien d'une leçon de storytelling dignes des meilleurs storyboards d'animation.
Quitely exploite tous les outils que peut offrir une planche, ses cases, avec des perspectives claires valorisant des compositions audacieuses (caméra subjective, enchaînements d'une fluidité stupéfiante, plongées et contre-plongées toujours justes, panneaux déclinées figurant des ouvertures, des transitions, traductions en symboles de dialogues).
Le résultat a quelque chose de vertigineux et de grisant, des allures de démonstration. Ce qu'accomplit ici Quitely relève sans nul doute d'un travail parmi les plus audacieux et impressionnants des comics contemporains, au même titre que ce que produisent David Mazzuchelli, JH Williams, ou Chris Ware.  
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Un peu manichéen, mais aussi troube, troublant, captivant et visuellement ahurissant, WE3 est une de ces bandes dessinées où scénariste et dessinateur semblent s'être d'abord fixés comme défi de se surpasser. Le lecteur y gagne une oeuvre réellement singulière et d'une rare puissance, vraiment mémorable.

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