mercredi 22 février 2012

Critique 310 : PLANETE ROUGE, de Ray Bradbury et Al Feldstein

Planète Rouge est un recueil de douze nouvelles écrites par Ray Bradbury adaptées par Al Feldstein et mises en images par un collectif d'artistes, publiées à l'origine par EC (Entertainment Comics) dans les années 50.
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L'histoire de ces comics est amusante : Al Feldstein était le rédacteur en chef d'EC, maison d'édition spécialisée dans les bandes dessinées de genre (western, horreur, fantastique, romance, guerre), qui a souvent affronté la censure de l'époque. 
Toujours à l'affut de talent, scénaristes comme dessinateurs, il découvre les écrits de Ray Bradbury dans un recueil de nouvelles. Il décide alors de les adapter mais en modifiant les noms et les personnages, puis les confie à quelques-uns de ses dessinateurs.
Bradbury, fan de comics depuis l'enfance (il raconte dans la préface de l'ouvrage comment il suivait les aventures de Flash Gordon, Mandrake le magicien, Jungle Jim ou Buck Rogers, constituant de 1928 à 1938 une impressionnante collection), écrit quelque temps après à Feldstein en s'étonnant gentiment qu'il n'ait pas reçu de royalties pour ces adaptations.
Feldstein rencontre alors le romancier et c'est ainsi que démarra une longue et fructueuse collaboration entre l'auteur, l'éditeur et ses artistes.
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Cet album compte douze histoires fortement marquées par leur époque : nous sommes dans les années 50, l'Europe panse les plaies de la seconde guerre mondiale, le rock'n'roll apparaît, l'aérospatiale commence à se développer, et l'Amérique du Nord entretient des relations tendues avec l'Union Soviétique.
Durant cette période, les comics sont en pleine mutation : les super-héros sont au creux de la vague tandis que les récits de genre (western, romance, guerre, science-fiction, épouvante) garnissent les stands des kiosques. Ces bandes dessinées, d'une dizaine de pages par histoire, sont souvent lourdement métaphoriques pour traiter de la guerre froide mais aussi de l'évolution de la cellule familiale ou de la vie citadine et rurale.
Ce sont les années du mobilier "atome", que Franquin mettra en images dans Modeste et Pompon, du lancement de Spoutnik, d'Elvis, du maccarthysme... On rêve de Mars et de ses habitants, les extraterrestres figurant les envahisseurs d'Europe de l'Est et de la Chine, cristalisant le choc des cultures capitaliste et communiste. Des temps troubles donc.
Mais des temps propices à l'émergence de formidables talents : EC va abriter une pépinière d'artistes exceptionnels, comme Reed Crandall, Frank Frazetta, Al Williamson, Wallace Wood et John Severin (qui vient de disparaître à l'âge de 91 ans, en n'ayant jamais arrêté de dessiner !), qu'on trouve tous dans cet album.
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- L'ouvrage s'ouvre par une fascinante et glaçante histoire post-fin du monde où l'humanité à disparu, laissant leurs maisons au mobilier électronique continuer à vivre comme si de rien n'était... Jusqu'à ce qu'un grain de sable ne dérègle tout. Il s'agit d'Il viendra des pluies douces, magnifiquement servi par le graphisme de Wallace Wood, un des artistes les plus inventifs (et méconnus) de la seconde moitié du XXème siècle (comme Alex Toth, Wood a souffert de ne jamais avoir lié son nom à un héros connu, produisant toutes sortes de comics, de l'horreur à l'érotisme).

- Puis Les Villes muettes prolonge cette thématique de la fin du monde, avec le récit d'un homme seul sur Mars... A moins qu'il reste encore une dernière femme. D'un humour sarcastique, cette nouvelle bénéficie des illustrations d'une autre pointure mésestimé, Reed Crandall (qui oeuvra sur le titre Blackhawks, des héros pilotes de chasse, chez DC).    
La 1ère planche des Villes muettes par Reed Crandall.

- Le niveau du contenu reste somptueux avec Moi, Fusée : la narration est très originale (comme l'indique le titre, il s'agit d'un récit exprimé du point de vue d'un vaisseau de guerre), avec une voix off étonnamment suggestive. Mais encore une fois, c'est la partie graphique qui impressionne, et pour cause, on a affaire à deux des meilleurs dessinateurs d'EC réunis : Frank Frazetta encré par Al Williamson. Les planches sont splendides, dignes du meilleur travail d'Alex Raymond (l'influence majeure des deux partenaires et le mentor du second), avec des effets de trame admirables.

- Châtiment sans crime explore le registre "crime story" en l'agrémentant de fantastique et d'humour noir puisqu'un mari tue sa femme qui est en vérité une marionnette (comprenez un robot). Visuellement, Jack Kamen n'a pas le niveau de ses prédécesseurs, mais son trait noir et épais convient bien à cette ambiance.

- Paria des étoiles parle d'un père de famille de condition trop modeste pour s'offrir un voyage dans l'espace, et qui conçoit alors un plan ruineux mais ingénieux pour exaucer son rêve et le partager avec les siens. C'est assez anecdotique et les dessins de Joe Orlando, comme ceux de Kamen avant, sont inférieurs en qualité.

- Le Roi des espaces gris est une belle fable sur l'amitié mise à l'épreuve par l'élection d'un des protagonistes pour participer à des voyages spatiaux. C'est l'occasion de découvrir les images de John Severin, encrées par Will Elder : cet artiste élégant, à la productivité ahurissante, fut un maître du  noir et blanc classique.

- On en a encore la preuve dans le récit suivant : Le Pique-Nique d'un million d'années, où toute une famille  part en randonnée sur Mars, dont ils sont quelques-uns des derniers résidents. Le climat à la fois mélancolique et angoissant est une réussite.

La 1ère planche du Pique-Nique d'un million d'années
par John Severin et Will Elder.

- Paquet-surprise peut être considéré comme le complèment de Châtiment sans crime puisqu'il s'agit d'un récit criminel teinté de fantastique, mais où les rôles sont inversés - cette fois, c'est une femme qui tue son conjoint, remplacé par une réplique robotique. Le dénouement est aussi inattendu que brutal (un suicide). Tout cela aurait mérité mieux que Jack Kamen au dessin, dont le style a mal vieilli.

- Mais cette déception est vite balayée par ce qui constitue l'indiscutable chef-d'oeuvre de ce recueil : Celui qui attend est une variation saisissante sur le thème de la possession, avec Mars une nouvelle fois comme décor. La voix-off, comme dans Moi, Fusée, est remarquablement utilisée. Et l'immense Al Williamson illustre ce récit avec une virtuosité bluffante.

La 1ère planche de Celui qui attend par Al Williamson.

- Les Longues années est une vraie curiosité avec ses personnages au look moyen-âgeux évoluant là encore sur Mars, dans une histoire de famille et d'abandon troublante. Le "twist" final est imprévisible. Dommage cependant là encore que ce soit Joe Orlando qui ait mis cela en images.

- L'Heure Zéro souffre du même défaut : Jack Kamen, encore lui, peine à traduire visuellement avec efficacité une histoire d'enfants ayant rencontré des aliens sur le point d'envahir la Terre. Le scénario traîne par ailleurs un peu et la chute est trop abrupte pour être aussi frappante qu'elle le devrait.

- Enfin, Pour de bon est la seconde contribution de Wallace Wood à cet album : il illustre magnifiquement cette nouvelle sur un astronaute préférant l'espace à la vie de famille. Le script est, là, à la hauteur de l'artiste avec un dénouement cruel et ironique.  

Une planche de Pour de bon par Wallace Wood.
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Un album rare, acquis pour un Euro il y a deux ans lors d'une vente de la bibliothèque municipale de ma ville et dont j'avais presqu'oublié l'existence !

2 commentaires:

Zaïtchick a dit…

Purée.
J'avais oublié son existence.
(Sauf que moi, je l'ai feuilleté mais jamais acquis. :( )

Hectorvadair a dit…

Je suis déjà abonné à ton blog, mais.. j'y reviens ce soir avec une recherche sur Cannon de Wood,.. qui m'amène sur Planète rouge". ;-)
Toujours aussi intéressant.

Amitiés bdphiles !