mercredi 4 août 2010

Critique 159 : DAREDEVIL par BRIAN MICHAEL BENDIS et ALEX MALEEV (3/3)

Pour cette dernière partie de la rétrospective, nous allons donc examiner les trois derniers arches narratives de Daredevil écrites par Brian Michael Bendis et illustrées par Alex Maleev : L'Âge d'Or (Golden Age), Le Décalogue (Decalogue) et Le Rapport Murdock (The Murdock Papers), qui couvrent les épisodes 66 à 81.
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 DAREDEVIL, VOLUME 11 : L'ÂGE D'OR (Golden Age),
(#66-70),
de Brian Michael Bendis et Alex Maleev.

L'Âge d'Or introduit le personnage d'Alexander Bont, le premier parrain du crime avant le Caïd. En 1946, il tue le Défenseur, un justicier masqué : ce coup d'éclat marque le début de son règne. En 1966, stoppé par Daredevil, il est incarcéré et Wilson Fisk le remplace.
Lorsqu'il apprend par la presse que Matt Murdock est DD, alors qu'il va être libéré, il entreprend de se venger en employant le Gladiateur et en consommant la drogue produite par le Hibou.
Cependant, l'agent fédéral Angela Del Toro, nièce de feu White Tiger, aborde Murdock pour qu'il la forme comme super-héroïne (elle a hérité de la gemme de son oncle). Lorsque Daredevil disparaît, enlevé pour être torturé par Bont et le Gladiateur, elle part à sa recherche comme d'autres acolytes du diable rouge...

Brian Michael Bendis enrichit notablement la mythologie de son héros en remontant loin dans le passé... Mais, ce faisant, va se heurter au problème de la temporalité dans les comics.

Les super-héros ne vivent pas seulement dans un monde dissemblable au nôtre, ils évoluent également dans un temps différent. Dans un de ses romans, Vestiaire de l'enfance, Patrick Modiano, un auteur dont l'oeuvre est une réflexion sur le passé et ses conséquences, décrit le temps passé en exil au Mexique par son héros comme un "présent éternel". On peut considérer de la même manière le temps des comics, un présent éternel, où des évènements écrits par les scénaristes il y a cinquante ans se sont, dans cette réalité alternative, déroulés en fait il y a une semaine.

Bendis est confronté malgré cela à cette même relation au temps : il anime avec Daredevil un héros "né" dans les années 60 mais dont les aventures se sont en fait déroulées sur quelques années tout au plus. En datant l'historique de Bont et donc celle de Murdock, il joue contre cette absurdité des comics où l'on ne sait jamais quand quelque chose se passe vraiment et si on le sait en quelle année nous sommes sensés être aujourd'hui (même si les accessoires peuvent nous renseigner sur ce point - voir par exemple le design des véhicules, des décors, la présence de certains outils comme les téléphones portables).
Si ce qu'établit Bendis dans L'Âge d'Or se passe en temps réél, alors Bont est nonagénaire et Daredevil doit avoir au moins soixante ans !

Cependant, ces épisodes restent accrocheurs : avec le personnage d'Angela Del Toro, Bendis continue d'évoquer les tracas récents de Murdock (la mort du Tigre Blanc, l'enquête du FBI au sujet de sa double vie d'avocat-justicier. Angela Del Toro semble néanmoins avoir été aussi créée pour s'excuser d'avoir tué celui du Tigre Blanc, le seul héros porto-ricain de Marvel, inventé par George Pérez (lequel dessinera le costume de l'héroïne). Dans une série déjà bien fournie en figures féminines remarquables (Elektra, la Veuve Noire, mais aussi Karen Page et Milla Donovan), Angela Del Toro pâtit d'un manque de charisme certain - est-ce pour cela que Bendis ne l'utilisera plus ensuite ?

Mais la véritable attraction de de cet arc réside dans les illustrations d'Alex Maleev, qui exécute un fort bel exercice de style. En effet, L'artiste modifie son dessin en fonction des époques évoquées et s'en acquitte à chaque fois avec maestria : noir et blanc pour les années 40, couleurs tramées et sommaires pour les années 70, et trait infographié pour l'action actuelle.

Matt Hollingsworth parti travailler pour le cinéma à ce moment-là, c'est Dave Stewart qui hérite du poste et commence donc sa collaboration avec Maleev sur ce tour de force. Il gardera la place jusqu'à la fin de l'ère Bendis, imprimant une palette différente mais très convaincante (même si je dois avouer préférer Hollingsworth).
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DAREDEVIL, VOLUME 12 : LE DECALOGUE (Decalogue),
(#71-75),
de Brian Michael Bendis et Alex Maleev.

Voici la relation des événements survenus durant l'année écoulée, juste après que Daredevil ait détrôné Wilson Fisk pour devenir le nouveau Roi de Hell's Kitchen. Cette découverte est décrite via un groupe de parole composé d'habitants du quartier dans une église, chacun raconte un fait marquant dont il a été le témoin et impliquant Daredevil et ces récits sont inspirés par les dix commandements.

Un léger regret étreint le lecteur avec ces épisodes : celui que Brian Michael Bendis n'ait pas développé son idée en explorant tous les commandements, le procédé est tellement bon et bien traité qu'on rêve à ce qu'il en aurait été.

Tout le talent de dialoguiste de Bendis est à l'oeuvre dans ces cinq volets : la performance est remarquable car jamais on ne s'ennuie alors que le héros et les scènes d'action sont relégués au second plan (même si le combat contre le Pitre est mémorable).

En fait, il s'agit d'un exercice sur l'évocation, autrement dit rendre présent à l'esprit, à la mémoire, mais en quelque sorte aussi faire apparaître par des procédés magiques car Daredevil est traité autant comme un homme de chair et de sang que comme une créature mythique, une légende urbaine. Ces témoins parlent-ils vraiment d'un type en costume de diable, d'un diable bienfaiteur, ou fantasment-ils sur un démon protecteur, une silhouette de conte à la fois monstrueuse et rassurante ?

Le procédé même, qui consiste à ne presque plus montrer le héros pour mieux en suggérer l'importance, est très habile et synthétise l'approche de Bendis depuis le début de son run où il s'est employé à "effacer" DD pour mieux (et plus) utiliser Matt Murdock. En portant le personnage à une dimension iconique, il établit une passerelle entre le héros décrit par Frank Miller (vision religieuse) et Ann Nocenti (vision fantastique) : le Daredevil de Bendis est finalement un héros confronté à la morale, à sa propre moralité.

La dualité de Matt Murdock et son alter ego, avocat le jour appliquant la Loi, justicier la nuit faisant régner l'Ordre, est redessinée : les commandements sont en fait le prolongement du cadre légal, les garde-fous du vigilant. Daredevil lutte contre les voleurs, les assassins, et tous ceux qui profanent les canons moraux. Mais en devenant le nouveau Caïd, n'a-t-il pas enfreint ce code moral en réglant les problèmes de manière aussi discutable que ses ennemis ?

Bendis semble répondre que oui et que bientôt sonnera l'heure de la chute, le retour de bâton est imminent (il est intéressant d'ailleurs de savoir que c'est avec l'approbation de son successeur, Ed Brubaker, que Bendis choisira la punition de son héros et que, dans son propre run, Brubaker finira par faire passer Daredevil du "côté obscur de la force", comme s'il était devenu irrécupérable).

Au dessin, Alex Maleev réalise de somptueuses planches toute en sobriété où brille toute sa maestria pour représenter les visages, figurer leurs expressions.
La colorisation de Dave Stewart est superbe, très nuancée.
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DAREDEVIL, VOLUME 13 : LE RAPPORT MURDOCK (The Murdock Papers),
(#76-81),
de Brian Michael Bendis et Alex Maleev.

Le Rapport Murdock (The Murdock Papers) est donc la conclusion d'un run consistant de cinq ans, durant lequel Brian Michael Bendis et Alex Maleev ont fortement marqué de leurs empreintes la série et son héros. Au coeur de leur travail, les thèmes de l'identité et de la moralité : 50 épisodes divisés en deux temps (la révèlation du secret du justicier et ses conséquences), quelques déviations un peu faiblardes... Jusqu'à ce dénouement.

Matt Murdock avait presque réussi à se débarrasser de ses tracas : il a renvoyé Wilson Fisk en prison, a mis la main sur son quartier natal, a gagné le pardon de ses amis super-héros, trouvé l'amour (provisoirement), lassé le FBI... Mais comme le reporter Ben Urich, il n'avait pas envisagé l'alliance entre le Caïd et les autorités fédérales et cela va causer sa perte.
Au centre de cette intrigue, ces fameux Murdock papers : des documents rassemblés des années durant par Fisk prouvant que l'avocat aveugle est bien Daredevil. En échange de ces preuves matérielles, il obtient du directeur du FBI l'amnistie pour ses crimes. S'ensuit une palpitante course-poursuite où tous les coups sont permis pour savoir qui s'emparera du dossier compilé par le Caïd sur son ennemi.

Après trois arcs qui s'écartaient de l'intrigue mise en place au début, Brian Michael Bendis ne rate pas sa sortie en parvenant à créer un suspense riche en action, tout en exposant parfaitement les manigances des protagonistes (avec un plan diabolique du Caïd pour pièger Daredevil et Urich) et leur faculté à anticiper ce qui va se produire. Le scénariste s'offre même une parenthèse onirique dans le dernier épisode, faussement optimiste, qui prononce le point de non retour atteint par son héros et l'inéluctabilité de sa chute.

Cerise sur le gâteau, Bendis a convié pour cet épilogue tous les proches de DD, justifiant leur présence par l'intensité et la complexité de l'enjeu : ils sont venus, ils sont tous là - Foggy Nelson, Ben Ulrich, Elektra, la Veuve Noire, Bullseye, le SHIELD (avec Mariah Hill, qui a succèdé à Nick Fury), Milla Donovan, Angela Del Toro, l'infirmière de nuit, Luke Cage, Iron Fist et le Hibou.

Le run de Bendis s'achève sur une note noire mais prévisible et on mesure mieux à quel point la transition avec la première histoire de Brubaker est organique.

Alex Maleev déçoit un peu : son style a évolué vers plus de classicisme, que l'action se déroule majoritairement en plein jour ne lui permet pas de retrouver ces ambiances entre chien et loup où il excelle. Néanmoins, il réussit de fort belles scènes d'action, très fluides, et la séquence rêvée de la fin, avec notamment la nuit d'amour entre Murdock et Elektra, est superbe.
La colorisation de Dave Stewart s'appuie sur une palette réduite, dont il ne tire pas profit et qui ne valorise pas assez les planches de Maleev.
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Voilà, c'est fini : après 50 épisodes, Bendis tire sa révèrence, préférant comme il l'a expliqué ne pas livrer le combat de trop. Alex Maleev n'a pu assurer l'intégralité des dessins, cédant sa place au troisième acte, mais sa longévité sur le titre et la qualité globale de sa prestation reste d'un niveau remarquable.

Bendis et Maleev ont beaucoup expérimenté avec Daredevil, ce qui en fait naturellement une bande dessinée inégale, parfois passionnante, parfois frustrante. C'est en tout cas une période à part, comme l'ont été celles de Frank Miller, David Mazzucchelli, Ann Nocenti et John Romita Jr.
Ed Brubaker et Michael Lark ont proposé une version plus classique, très efficace, avec un dénouement encore plus radical. Mais cela a fait l'objet d'autres articles...

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