lundi 11 juillet 2022

THE TWILIGHT CHILDREN, de Gilbert Hernandez et Darwyn Cooke


Ce Lundi, comme les précédents, je vous propose la critique d'un comic indé. Cette fois, je triche un peu puisqu'il s'agit d'un titre édité par le défunt label Vertigo, qui était le refuge des productions les plus indépendantes de DC Comics. The Twilight Children est aussi, surtout, la dernière BD dessinée par Darwyn Cooke, et écrite spécialement pour lui par Gilbert Hernandez.


Sur la plage d'un petit village de pêcheurs, trois gamins - Jael, Grover, Milo - s'amusent près de l'entrée d'une grotte lorsqu'ils sont rappelés à l'ordre par Bundo, un homme dont la rumeur raconte qu'il a jadis provoqué l'incendie de sa maison dans laquelle périrent sa femme et ses enfants. Mais soudain, à la surface de l'eau apparaît une sphère blanche. Le shériff arrive et, à la nuit tombée, les pêcheurs tentent de la tirer sur le sable avec leurs filets - en vain. Bundo veille sur la sphère mais s'assoupit et elle disparaît... Pour réapparaître dans la chambre de Anton où il se trouve avec la belle Tito, femme de Nikolas. Le lendemain, un scientifique, Felix, arrive mais ne relève rien d'anormal. Les trois enfants retournent dans la grotte et touchent la sphère qui y est. Une tempête s'abat sur le village. Les trois gosses ont perdu la vue... Le soir, Bundo aperçoit sur la plage une jeune femme nue contemplant l'horizon...


La présence dans le village de l'inconnue semble réveiller toutes les passions. Tito délaisse Anton pour séduire Felix, ce qui agace le shériff, alors que le scientifique est troublé par l'inconnue. Deux agents secrets débarquent, déguisés en touristes, Felix interroge Ela, puisque c'est ainsi que la nomment les trois enfants avec lesquels elle s'amuse. Mais il disparaît brusuqement. Le shériff le retouve au amtin suspendu, nu, dans un arbre, totalement désorienté. Anton et Nikolas conspirent pour attirer Felix dans la grotte afin de le supprimer mais c'est Anton qui disparaît à son tour...


Felix décide de plier bagages mais Tito tente de le retenir puis de le convaincre de l'emmener avec lui. Devant son refus, elle fait croire à une agression et le shériff embarque Felix. Ela arrive dans cette direction et paralyse les deux agents secrets en passant devant eux. Tito, jalouse d'elle, la frappe. Le shériff la calme. Les deux agents secrets se raniment mais le shériff leur ordonne de quitter le village. La nuit venue, Felix voit la porte de sa cellule ouverte et il s'aventure dehors. Les villageois errent dans les rues comme des somnanbules. Il rejoint Ela sur la plage et elle lui révèle la raison de sa présence...


Un nouvel agent secret arrive dans le village au matin, tout est revenu à la normale. Tito cache Ela dans le magasin de Nikolas, disparu mystérieusement. Le shériff tente de rassurer les deux jeunes femmes en promettant de faire déguerpir l'agent secret. Le soir venu, Felix retrouve Ela sur la plage où flottent dans le ciel plusieurs nouvelles sphères. Anton puis Nikolas réapparaissent, ce dernier soutient avec Felix Ela dans le combat qui s'annonce...

Il y a déjà six ans que Darwyn Cooke est parti et The Twilight Children restera donc comme le dernier comic-book qu'il a dessiné. Pourtant il est difficile de qualifier cette mini-série en quatre épisodes d'oeuvre testamentaire tant elle trasncende toute impression de dernière fois. 

Publié en 2015-2016, The Twilight Children est d'abord le cadeau d'un artiste à un un confrère admiré. Gilbert Hernandez est le frère de Jaime Hernandez, avec qui il a co-créé la série Love and Rockets (dont j'avais parlée dans ce blog pour les deux volumes traduits sous le titre Locas). Gilbert Henrandez adorait le travail de Darwyn Cooke et savait que ce dernier aspirait à tenter quelque chose d'imprévu.

C'est pour cette raison que Cooke, par exemple, refusa de dessiner un des épisodes de The Multiversity écrit par Grant Morrison, qu'il jugeau trop rétro. Connu pour ses récits sur le Silver Age comme DC : The New Frontier et ses adaptations de Parker d'après Richard Stark, Cooke voulait prouver qu'il était capable de raconter des histoires sinon plus actuelles du moins plus intemporelles. Il avait d'ailleurs annoncé, quelques moins avant son décès, écrire Revengeance pour Image Comics, une comédie policière noire, avant de replonger dans l'univers de Parker. Mais la maladie l'emporta avant qu'il ait pu mener ces projets à terme.

Artisan du "réalisme magique", Gilbertt Henrandez tricote une drôle d'intrigue ici, dans laquelle on peut reconnaître des motifs qu'il affectionne : ce petit village de pêcheurs ressemble à un endroit du Sud des Etats-Unis, à la frontière avec le Mexique, et les personnages sont des archétypes de la communauté latino - Tito la belle brune qui séduit tous les hommes, son mari Nikolas à l'allure plus citadine, son amant Anton plus viril et frustre, le vieux Bundo un peu fou, le shériff svelte et émacié, le docteur Domingo, etc.

Cet ensemble de personnages, dont aucun n'est plus important que l'autre, qui sont tous connectés par des jeux de relations qu'on devine anciens, forme la colonne vertébrale du récit choral. Le premier épisode nous les présente de façon simple, rapide, et profonde pourtant. On passe de l'un à l'autre, d'une scène à l'autre avec une remarquable fluidité. Le décor est dépaysant sans être caricaturalement exotique, ce sont des gens simples dans un endroit banal, mais liés entre eux par un mode de vie éprouvé.

Darwyn Cooke les dessine dans son style si reconnaissable : Tito, comme ensuite Ela, est une jeune femme avec de grands yeux, des cheveux soyeux, une taille fine qui met en valeur sa poitrine généreuse et ses hanches galbées ; Anton est plus âgé qu'elle, il porte moustache et bouc, affiche une carrure bien bâtie et respire la virilité tranquille ; Nikolas est un homme au physique avenant, élégant sans effort, au sourire franc, aux manières aimables mais qui n'est pas dupe des infidélités de sa femme et de l'attirance de Anton pour elle ; le shériff est un grand bonhomme élancé, aux traits taillés à la serpe, avec une moustache longue et noire et une barbichette pointue, qui a les sourcils toujours froncés et son chapeau vissé sur la tête ; Bundo promène son petit gabarit et son bedon, il a le crâne dégarni, sa dégaine trahit le peu de soin qu'il accorde à son apparence sans pour autant qu'il ressemble à un clochard...

Les enfants sont toujours des sujets difficiles à dessiner mais Cooke les anime avec une habileté remarquable, leur donnant un aspect conforme à l'âge qu'on leur prête. Les agents secrets sont dépeints comme des imbéciles qui tentent de se faire passer pour des touristes avec des chemises coloréess et des bermudas mais qui ne quittent jamais leurs lunettes noires, ce qui éveille évidemment l'attention de tous, et ce n'est pas l'enthousiasme trop débordant qu'ils mettent à saluer tout le monde qui trompe qui que ce soit. Il y a aussi cette femme en taileur pantalon noir, toujours le téléphone portable à la main, qui suit le shériff, et qui se distingue par son look sévère et classe. Enfin, Felix, le scientifique, débarque dans cette bourgade avec décontraction, dans son costume beige-chemise blanche, désinvolte, presque suffisant, la chevelure ébouriffée.

Grâce à ce travail prodigieux sur la caractérisation graphique, on voit l'investissement de Cooke dans ce projet. Hernandez lui avait pourtant soumis ses propres designs (reproduits dans les bonus du TPB) mais Cooke les a réinterprétés pour leur donner encore plus de personnalité, de présence. Les couleurs de Dave Stewart, subtilles et solaires, font le reste pour installer une ambiance chaleureuse et pourtant unquiétante, étrange.

L'histoire proprement dite est faussement simple. Quatre épisodes, c'est peu, et pourtant il demeure un sentiment de grande densité dans le propos. Par bien des aspects, The Twilight Children ressemble à un conte, une nouvelle. C'est une jeune femme étrange qui débarque de nulle part et qui doit sauver le monde. Pourtant, rien de spectaculaire dans ces pages : pas d'explosions retentissantes, à part une ève tempête qui traverse le village. Les sphères évoquent celles qu'on voit dans la série Le Prisonnier de Patrick McGoohan dans les années 60, et le fantastique reste discret, suggestif. On remarque ainsi que les événements suivant l'apparition de ces orbes enflamment les passions, Tito servant de révélateur, de mèche à laquelle on met le feu pour déclencher le chaos. 

Mais cette série n'apporte pas de réponses, de résolution toute faites. Cela pourra en frustrer certains, quand d'autres seront au contraire ravis que tout ne soit pas expliqué. Néanmoins, on apprend que ce qui se produit a des racines profondes dans ce village : la vérité sur la mort de la famille de Bundo, l'origine de Nikolas et son amour inconditionnel pour Tito, la mission de Ela, sa complicité avec les enfants, rien n'arrive au hasard. Ce coin a quelque chose de spécial, sans qu'on sache pourquoi lui, et pourquoi tout remonte à la surface maintenant (d'ailleurs il est difficile de dater l'époque de l'intrigue, seul le téléphone portable de l'assistante du shériff indique à la rigueur une certaine contemporanéité).

Gilbert Hernandez et Darwyn Cooke font plus appel à nos sens qu'à notre intellect pour savourer leur projet. Il y a quelque chose de bizarre et d'apaisant dans tout ça. C'est sans doute ce qui a plu à Cooke, qui, en effet, y a trouvé matière à raconter quelque chose qu'il n'avait jamais abordé auparavant. Jusqu'au bout, il nous aura émerveillés par son talent de conteur, son génie artistique. Quelle belle façon de tirer sa révérence, même s'il nous a quittés bien trop tôt. Et merci à Gilbert Hernandez de lui avoir offert ce récit unique dans tous les sens du terme.

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