mercredi 16 décembre 2020

RORSCHACH #3, de Tom King et Jorge Fornes


Rorschach est décidément une série impressionnante : en trois épisodes, Tom King et Jorge Fornes ont emprunté des chemins de traverse avec l'oeuvre et le personnage d'Alan Moore et Dave Gobbons, mais ce choix s'avère payant. En effet, il permet aux deux auteurs de ne pas être écraser par le poids de Watchmen mais aussi de faire mieux, plus fort, plus troublant que la série HBO.


Après avoir enquêté sur Wil Wyerson à New York, le Détective se rend dans la bourgade de Hanna, Wyoming. Cette ancienne localité minière a été frappée au début du XXème siècle par une terrible tragédie : l'effondrement d'une mine, causant la mort de plusieurs hommes.


C'est là que grandit Laura Cummings, la complice de Myerson dans la tentative d'assassinat contre le candidat Turley. Elle est élevée par un père, ancien cheminot, qui s'occupait du cimetière où reposaient les mineurs.


Laura est, très jeune, initiée au maniement de armes par son père, qui croit à une nouvelle attaque extra-terrestre comme celle survenue en 1986 à New York, et dont le président Redford serait le complice. Laura s'entraîne avec une milice prête en découdre avec les autorités.


Le père de Laura a tué sa femme qu'il croyait sous l'emprise des extra-terrestres et finit par demander à sa fille de le supprimer quand il se croit à son tour sous leur contrôle. Le Détective découvre cela dans le journal intime de la jeune femme où il croit avoir décelé un indice important sur sa collaboration avec Myerson...

A la fin du Chapitre V de Watchmen, Alan Moore glissait, comme pour tous les épisodes de sa série, une phrase d'un auteur célèbre, censée éclairer ce qu'il venait de raconter au sujet d'un des protagonistes. Pour Rorschach, William Blake était évoqué avec ces vers : "Tigre, tigre, flamboyant / Dans les forêts de la nuit / Quelle main, quel oeil immortel / Traça ta terrible symétrie ?". Une manière poétique d'illustrer le masque aux marques symétriques et mobiles de Rorschach mais aussi son parcours scindé en deux (enfant battu-justicier implacable, annonciateur de la fin du monde-enquêteur découvrant un vaste complot, etc).

Ce motif de la symétrie ne pouvait que fasciner et inspirer Tom King dont les comics sont eux-mêmes composés à partir de découpages stricts (les "gaufriers", les allers-retours dans l'espace-temps, les personnages tiraillés entre le Bien et le Mal, la Vie et la Mort, etc). Il en fait la structure de ce troisième épisode de Rorschach dans lequel on découvre le passé de "la gamine" ("the Kid"), Laura Cummings, la complice de Wil Myerson, l'ancien auteur de BD qui, masqué comme Rorschach, a tenté de tuer le candidat à la présidentielle Turley.

Observons-là, cette Laura Cummings, déguisée en cowgirl. Les plus cinéphiles d'entre vous seront peut-être interpelés, sinon je vais tâcher de vous éclairer. Voyez ci-dessous :


Il s'agit là de Peggy Cummins, interprête principale du film Gun Crazy/Le Démon des Armes, de Joseph Lewis (1950). Dans ce film, elle joue une tireuse qui se produit dans les fêtes foraines où elle rencontre son amant, lui-même pistolero émérite. Ils deviennent des braqueurs de banque et vont devenir les ennemis publics numéro un, jusqu'à leur fin tragique. 17 ans avant Bonnie & Clyde de Arthur Penn, cette magnifique série B a foudroyé tous ceux qui l'ont vue.

Et apparemment, elle a aussi inspiré Jorge Fornes au moment de designer Laura Cummings et Tom King au moment de baptiser cette anti-héroïne qui a presque le même nom de famille (à une lettre près) que l'actrice.

Car l'épisode de ce mois-ci ne fait pas qu'emprunter à Peggy Cummins son allure inoubliable. L'histoire qu'il raconte pourrait lui-même s'appeler Gun Crazy/Le Démon des Armes. En effet, le Détective se rend, comme il l'annonçait à la fin du numéro précédent, dans le Wyoming, à Hanna exactement, une ancienne bourgade minière. En 1903, un coup de grisou tua plusieurs dizaines de travailleurs et les autorités, constatant que le cimetière ne serait pas assez grand pour enterrer toutes les victimes, acquit un terrain plus grand. Le père de Laura, un ancien cheminot, devint responsable de l'entretien des tombes mais il emmenait aussi sa fille pour l'entraîner au tir au pistolet. Puis plus tard, il lui avouera avoir tué sa mère et l'intègrera à une milice.

Tom King avait annoncé, dans sa déclaration d'intention pour Rorschach, qu'il s'agissait d'une histoire qui ne contredirait ni Watchmen version Moore/Gibbons ni version HBO. Cette synthèse est parfaitement illustrée ici avec des mentions au comic-book originel et à la série tv. Le père de Laura fait allusion à l'attaque de New York de la BD (organisée par Ozymandias) mais aussi aux machinations d'Adrian Veidt telles qu'on les voit dans la série télé. Il est convaincu que le président Redford a agi de concert avec des extraterrestres qui veulent prendre le contrôle mental des citoyens américains pour les affaiblir. S'il a tué sa femme, c'est parce qu'il était persuadé qu'elle était déjà sous leur emprise. Et in finira par demander à Laura de le tuer quand lui-même se sentira menacé de la même façon.

Tom King a aussi expliqué que, avec Strange Adventures, Batman/Catwoman et Rorschach, il s'était rendu compte que la colère l'avait guidé, inspiré par les années de présidence Trump notamment, et la monde qu'il laisserait à ses enfants. Cette colère se traduit ici par le portrait glaçant et réaliste de ces américains qui prennent les armes, s'organisent en milice, croient aux théories du complot (quand ils ne les conçoivent pas eux-mêmes), tous ceux qui forment la base électorale de Trump. L'actualité avec la crise sanitaire et toute la propagande contre les vaccins, l'élection américaine, mais pas que (on en perçoit des échos avec le mouvement des Gilets Jaunes, les anti-Europe, les néo-nazis, les climato-sceptiques et j'en passe) prouve que cette mouvance se propage, fondé sur une lutte anti-système, un sentiment d'exclusion, de tromperie généralisée, un terreau fertile pour échauffer les esprits.

Appliqué au personnage de Laura Cummings, cela donne une gamine endoctrinée dès son plus jeune âge et dont la fin était programmée, alors qu'elle tenait dans sa ligne de mire un candidat aux présidentielles. Ce n'est pas l'histoire d'une folle ou d'une idiote, attention : c'était une jeune femme structurée, déterminée. Mais selon des codes complètement aberrants, délirants. Elle a cru à un père qui lui prédisait un grand destin et l'a formée pour cela, presque comme on entraîne une sportive pour battre des records dans une discipline. King écrit cela sobrement, de manière détachée, ce qui rend son récit encore plus terrible et crédible. Le déguisement apparaît alors comme une transfiguration ultime : s'habiller comme une cowgirl, c'est revenir à l'Ouest sauvage, à des règles simples, à une époque et un espace où la solution se trouvait au bout d'un six-coups, et où un président abolitionniste (Lincoln) fut exécuté après la guerre civile.

La mise en images répond aux mêmes critères. Rorschach est une BD résolument austère, avec ses couleurs passées, son découpage froid, ses personnages-marionnettes. Nous sommes dans une configuration théâtrale, une esthétique "maison de poupée". Chaque pion avance sur un échiquier et King est le maître de la partie tandis que Fornes dessine les mouvements des acteurs.

Cette simplicité aboutit à des enchaînements prodigieux dans la manière dont il joue les ellipses, les transitions d'une époque à une autre, font dialoguer des morts avec des vivants, des idées avec dess faits, des hypothèses avec des résultats. La manière dont on voit Laura enfant quitter le pla pour y revenir adulte produit un effet étonnant et puissant, tout comme quand la cowgirl et le pseudo-Rorschach interrogent par-delà la mort le Détective pour lui demander ce qu'il voit maintenant qu'il a en mains le récit du passé de Laura.

Cela, King se garde bien de le dire, il garde cela pour plus tard, et Fornes, dans le même élan, se retient de le montrer. Ce qui apparaît comme certain, c'est que le Détective a découvert, ou du moins deviné quelque chose de plus grand, de plus profond, dans les histoires de Myerson et Cummings que l'histoire de deux individus pris dans un courant fou où ils ont fini, abattus, après avoir failli tuer Turley.

Nous ne sommes qu'au quart de l'histoire de Rorschach, et ce mystère promet d'être levé lentement. Il faudra donc être patient. Mais le jeu en vaut la chandelle car l'ambiance de ce récit est envoûtante et sa traduction en images, superbe. 

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