jeudi 17 décembre 2020

DECORUM #6, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston


Après deux mois sans parution, Decorum est de retour, et aborde sa dernière ligne droite avec ce antépénultième numéro. Jonathan Hickman a développé, en parallèle, deux intrigues dont on pouvait se demander comment, quand et si elles se rejoindraient : c'est chose faite avec cet épisode, une fois de plus magnifiquement mis en images par Mike Huddleston.


Chi Ro comparaît devant la Singularité dont il est le leader de l'Eglise et avoue son échec à récupérer et livrer l'Oeuf cosmique. Il s'attend à être exécuté mais contre toute attente il reçoit une solution pour se tirer de ce mauvais pas.
 

Au centre d'entraînement de la Sororité de l'Homme, Chi Ro se présente et passe un contrat. Il offre une récompense faramineuse si les assassins de l'école lui ramènent soit l'Oeuf intact soit ce qui en est sorti, mort ou vivant. Ma confie cette mission à Imogen mais elle suggère que les élèves participent tous.


Malgré les doutes de Ma, Imogen obtient satisfaction car ce contrat permettra vraiment d'évaluer leurs recrues. Neha a compris qu'avec la récompense, même si elle n'en touche qu'une partie, elle pourrait refaire sa vie et donner des soins à son frère, peut-être le sauver.


Mais la jeune apprentie est consciente de la difficulté de cette mission et propose à Imogen de faire équipe en partageant le butin. Imogen refuse net. Elle rend visite à son mari qui lui parle de son dernier rêve, où elle apparaît. Neha rend visite à son frère mais sent qu'elle est suivie...

S'il est bien une chose qu'on peut reconnaître à Jonathan Hickman, c'est que, même s'il ne choisit pas souvent la ligne droite pour raconter une histoire, il retombe sur ses pieds avec une adresse stupéfiante. De ce point de vue, Decorum est une leçon de narration et particulièrement ce sixième épisode où il réussit à lier les deux intrigues qu'il développait dans cette mini-série sans qu'elles aient apparemment le moindre rapport.

D'un côté, nous suivions le tandem Imogen-Neha, digne d'une buddy-story dans un cadre SF, la tueuse la plus redoutable et la plus exigeante sur les bonnes manières de son job et l'ancienne coursière devenue sa protégée et l'élève de l'école d'assassins où la première a fait ses classes. De l'autre, un récit beaucoup plus nébuleux où il était question d'un oeuf, d'une église qui le convoîtait, de Mères Célestes. D'un côté une histoire character-driven. De l'autre, quelque chose d'indéfinissable et d'à peine compréhensible.

Et puis, voilà les premières pages de ce numéro 6 où dans une scène aux lumières bariolées, avec un dialogue entre une créature et une entité informe, qui va tout lier, magistralement et simplement. Cet oeuf cosmique, que la créature (Chi Ro) a échoué à livrer à l'entité (la Singularité), et qui est désormais couvé par une Mère Céleste (mais ça, ils l'ignorent), autant demander à des professionnels de le localiser et de le rapporter. S'il a éclos, alors il faut éliminer celle qui l'a couvé et ce qui en est sorti et le remettre à Chi Ro. Et quels meilleurs professionnels que des assassins ?

Et donc les assassins de la Sororité de l'Homme, où se trouvent Imogen et Neha (et les camarades/concurrents de celles-ci). Simple comme bonjour ! Nos deux héroïnes vont donc partir à la recherche de l'oeuf, de sa couveuse, peut-être de sa progéniture.

La scène de la transaction, qui fait suite au dialogue d'ouverture, est savoureuse. On a d'un côté un commanditaire pour qui la notion même d'argent, de rétribution n'a aucun sens, mais baste ! s'il faut payer, il paiera. Et donc il offre comme récompense un diamant de la taille d'une planète. Je sais que ça ne paraîtra jamais évident à beaucoup mais c'est dans ces moments-là qu'on mesure à quel point Hickman est un auteur capable d'un sens de l'humour complètement loufoque (c'est peut-être aussi, surtout, ce qui a déconcerté les X-fans avec X of Swords, qui déjouait les codes d'un comic-book super-héroïque en transformant son tournoi des champions en une farce grotesque et une collection d'épreuves délirantes pour moquer les batailles épiques traditionnelles).

Au fond, Hickman ne serait-il pas un auteur sérieux qui ne se prend pas au sérieux, ou autrement dit un auteur qui n'a pas l'air de ce qu'il montre ? Derrière l'auteur qui aime raconter qu'il planifie tout, qui adore les data pages, les figures, les diagrammes, n'y a-t-il pas surtout un type rigoureux pour, sinon la déconne, en tout cas pour démonter ce qui est trop sérieux dans les comics ? Car enfin, entre un Oeuf cosmique, une planète en diamant, une tueuse mariée avec un sosie du Prince Charles, une ex-coursière qui témoin d'un contrat est obligée de se reconvertir en assassin, une entité divine, son chef d'église incompétent, tout ça n'a ni queue ni tête. Mais inscrits dans le registre de la SF, du space opera, de la buddy-story, et de la métaphore absurde, c'est franchement drôle.

Moi, en tout cas, c'est comme ça que je vois la chose. J'admets que Decorum paraisse imbuvable parce qu'insaisissable, cryptique, abscons. Il faut s'accrocher parfois, c'est sûr. Mais en même temps, c'est quand on accepte de se relâcher, de s'y abandonner, que cette histoire si bizarre devient jubilatoire. Et Hickman nous récompense de notre patience en reliant le tout à deux étapes de la fin. Ce n'est pas juste un pétage de cable par un auteur reconnu. L'affaire a quand même une construction, une structure, des personnages attachants (et aussi d'autres complètement impossibles car volontairement définis comme des créatures échappant à des représentations classiques). Et désormais un but, un objectif, une finalité, simple, efficace, captivante, parce qu'avec ce qui les ont précédés, on peut quand même croire que tout ne va pas se règler de façon basique.

Par ailleurs, Decorum n'a pas pris ses lecteurs en traître car, visuellement, dès le départ, Mike Huddleston ne s'est pas contenté d'illustrer un script, il a fait sa propre BD avec des images sublimes, déroutantes, belles, moches, bizarres, indéfinissables. C'est une expérience renouvelée d'épisode en épisode et qui signale au lecteur que, esthétiquement, le voyage sera un trip unique.

Huddleston déstabilise le lecteur car il semble n'appliquer à ses pages aucune logique justifiant le traitement de son graphisme. Il ne se réinvente pas d'une page à l'autre, ou d'un numéro à l'autre : non, il va plus loin, il maintient le lecteur sur le qui-vive en permanence car il dessine selon son humeur, de manière imprévisible. Il peut aligner des pages entières en oir et blanc, puis enchaîner avec une débauches d'effets numériques, le plus souvent même ces sauts visuels se produisent d'une case à l'autre, sans aucune prévention. Juste pour souligner un détail, une expression.

Il transcende les notions de beau, pas beau, efficace, raisonnable. C'est parfois délicat, acrobatique, car on n'est pas habitué à un tel feu d'artifices. Mais notre attention est sans cesse requise, c'est une lecture très active et qui nous interroge, nous force à nous questionner sur ce qui est acceptable, supportable, agréable, fluide. Même quand il nous agresse avec des formes, Huddleston semble soucieux de se faire presque pardonner en sortant plus loin une image, une planche à couper le soufffle. Avant de nous chahuter à nouveau.

Pour tout cela, Decorum est une BD passionnante. Parfois complètement fumeuse, limite fumiste. Mais aussi virtuose, et très ludique. Si vous aimez un certain inconfort, voire les sensations fortes, c'est parfait. Pour lecteurs avertis seulement ? Non. Mais un peu quand même.

Variant cover de Mike Huddleston

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