mardi 15 mars 2016

Critique 839 : ESMERA, de Zep et Vince


ESMERA est un récit complet écrit par Zep et dessiné par Vince, publié en 2015 par les éditions Glénat.
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Rome, Avril 2015. Esmera Santeneo, alors âgée de 35 ans, observe depuis la fenêtre de son appartement une jeune fille prodiguant une fellation à un curé dans une ruelle : cette scène l'invite à dresser le bilan de son extraordinaire vie sexuelle "plurielle".
En 1965, Esmera est pensionnaire au collège Sacro Cuore, une institution religieuse pour jeunes filles, et partage sa chambre avec Rachele, au caractère dévergondé. Elles ne pensent toutes les deux qu'à perdre leur virginité, même si Esmera espère aussi trouver le grand amour en fantasmant sur Marcello Mastroianni. Sa camarade, elle, se donne une nuit à Jacomo.
Peu après, lors d'un bal donné dans le village où habitent ses parents, Esmera est déflorée par un garçon, mais cette première expérience ne lui procure pas plus de plaisir que la masturbation. Elle confie sa frustration à Rachele qui décide de la faire jouir... Mais, à son réveil, elle se réveille dans la peau d'un garçon. Ainsi découvre-t-elle qu'à chaque orgasme, elle change de sexe !
C'est le début d'une longue quête : elle suit des études universitaires à Paris, est aux premières loges de la libération de moeurs et des affrontements de Mai 68, part vivre dans une communauté hippie à Ibiza, regagne la capitale française, devient traductrice (et couche, en se faisant passer, sous sa forme masculine, pour son cousin Marcello, avec son éditrice), revoit Rachele lors d'un bref retour à Uscio, s'installe à Rome où elle multiplie les aventures jusqu'à ce qu'elle fasse la connaissance de Sylvia. Celle-ci est bisexuelle, peut-être la partenaire idéale...
Grâce à sa double nature, Esmera a vieilli deux fois moins vite, et a encore l'aspect d'une belle jeune femme à 70 ans. Elle espère seulement que, le jour venu, elle mourra dans un ultime orgasme.

Que Zep ait écrit ce one-shot n'est finalement guère surprenant car le sexe est récurrent dans son oeuvre : sous sa forme la plus innocente et légère dans sa série à succès pour les plus jeunes, Titeuf, que dans son fameux Guide du Zizi sexuel, en passant par son opus Happy Sex.

Esmera a été inspiré à l'auteur par la découverte des dessins érotiques signés par son ami Vince (moitié du tandem qu'il forme avec Stan avec lequel il a réalisé la saga Vortex et la série Chronokids, écrite par Zep). Il a alors trouvé le partenaire idéal pour ce projet présenté comme un "vertige pornographique" (par l'éditeur) et un "conte" par le scénariste.

Si on s'en tient aux définitions d'un dictionnaire, ce qui distingue l'érotisme de la pornographie, c'est la représentation de l'acte sexuel : dans le premier cas, il serait question d'abord d'actes sensuels, suggérés ; dans le second, d'actes obscènes, explicites. L'érotisme est soft, le porno est hard. Pourtant, Esmera brouille ces frontières sans se cacher derrière son petit doigt.

L'histoire est pornographique sans être obscène car si les rapports sexuels y sont visuellement clairement montrés et très variés - pénétrations vaginales, cunnilingus, sodomie, masturbation, triolisme, saphisme, fellation : j'ai compté trente-cinq sortes de scènes explicites - , ils ne le sont jamais à la seule fin d'exciter de manière salace le lecteur. Il n'est question non plus de mettre en scène des pratiques humiliantes, pour l'homme ou (surtout) la femme, car le scénario esquive cela avec humour (comme, par exemple, quand Esmera suce un éjaculateur précoce).

Le récit se joue avec un vrai brio de l'excitation que peuvent susciter les images sexuelles : Esmera est une jeune femme d'une beauté renversante et rien ne nous est caché de son anatomie, mais on voit autant de mâles dans le plus simple appareil, et dans des positions soumises (l'irrésistible scène avec le libertaire barbu qui va voir ses convictions bien ébranlées ou le chanteur anglais défoncé dans tous les sens du terme dans une partie à trois). 

Mais Zep ne se contente pas de gâter le lecteur en lui offrant une galerie de fantasmes incarnés par une belle créature : il en tire une réflexion maline sur l'identité sexuelle, les frustrations, la jouissance, les jeux de l'amour, du désir et du plaisir, la solitude. Il emballe tout cela dans un écrin subtilement fantastique en évitant intelligemment d'expliquer le pourquoi (Esmera a cette capacité si particulière et plutôt accablante si l'on considère le peu de bonheur que cela lui procure) et le comment (peut-être l'aspect le plus frustrant de l'entreprise, trop peu abordé, hormis dans l'épisode avec Sylvia qui s'interroge sur le nombre fois où Esmera peut se transformer et quel est le meilleur orgasme - "le masculin... Il monte... Comme une fusée... Explose en plein ciel ! Bam !... Et te laisse seul !" ou "le féminin, je descends... Je m'enfonce... Je crois être arrivée... Mais je descends encore... De plus en plus profond. Je me dilue... Et je deviens le monde.").

Pour mettre en image cette histoire futé, extravagante, aussi drôle que grave, Vince livre des planches magnifiques dans un style réaliste, au trait souple, délié, avec des personnages très expressifs, et des décors très soignés.

Dans le livret qui accompagne l'album, composé par des interviews des auteurs, le dessinateur détaille sa technique : des crayonnés poussés, encrés et rehaussés de niveaux de gris (au feutre ou à l'encre), puis les pages sont scannées et à nouveau agrémentées de lavis et d'une couleur ivoire. Le résultat est magnifique, somptueux même souvent, évoquant justement les films italiens des années 60 en noir et blanc.

L'aisance avec laquelle Vince représente les ébats sexuels témoigne à l'évidence d'une solide documentation, issue sans doute de films pornographiques pour les positions les plus spéciales. Mais on est loin d'un Manara chez qui toutes les filles ont le même physique de mannequin (grande, jambes interminables, vêtements ne camouflant que le strict minimum) et ce visage stéréotypé (bouche ouverte, yeux mi-clos) : là, Esmera et ses amant(e)s ont une vérité physique plus forte, et l'artiste n'a rien à envier à un maître-es anatomie comme Boucq par exemple.

Dans cet album à réserver, cela va de soi, à un public adulte et averti, dépassant les considérations sur l'hétérosexualité, l'homosexualité et le transgenre, Zep et Vince produisent une belle histoire sur la fugacité de la jouissance et l'identité, avec un équilibre rare d'humanité, de légèreté et gravité. A l'heure où une organisation comme "Promouvoir" obtient que des films comme La Vie d'Adèle ou Love soient censurées, cette bande dessinée a quelque chose de précieux mais aussi de désolant dans ce qu'elle nous dit sur la pudibonderie qui resurgit dans notre société.

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