Durant les fêtes de fin d'année, j'aime bien voir ou revoir des films mélancoliques : ils stimulent mes endorphines, vous savez ces hormones du plaisir, "secrétées par l'hypophyse et l'hypothalamus chez les vertébrés" qui provoque excitation, douleur ou orgasme (merci Wikipédia pour me donner l'air plus érudit...). Bref, ça agit comme un analgésique et procurent une sensation de bien-être, parfois d'euphorie.
Pourquoi ai-je besoin de ces petits shoots ? Pourquoi espérer être plus heureux en regardant un film où les personnages ne le sont pas, ou aimeraient l'être davantage ? Parce que
Beginners résonne d'un écho particulier en moi.
Je ne vais pas vous raconter ma vie, qui n'a rien de palpitant, et parce que ce n'est pas la vocation de ce blog - j'ai d'ailleurs une réticence avec cette idée de journal intime qui serait publié sur le Net, donc à la vue de tout le monde (et qui, ainsi, n'a plus rien d'intime !). Mais, comme vous, j'ai connu des pertes et des malheurs, petits ou plus grands, que je traîne de manière plus sensible lors de ces périodes de l'année où la multitude est ravie d'ouvrir ses cadeaux et d'espérer que les douze prochains seront plus favorables.
Au petit jeu des catégories dans lesquelles on s'amuse à faire entrer les oeuvres culturelles (livres, disques, films...), on peut par exemple imaginer qu'il en existe une, simple et facile, qui séparerait les longs métrages qu'on voit pour se distraire, pour s'évader, et une autre avec ceux qui semblent nous parler intimement, comme si on reconnaissait dans la fiction une part de nous bien spécifique.
J'évoquai plus haut les pertes et les malheurs qui nous éprouvent dans l'existence. Comme Oliver, le héros du film de
Mike Mills, mon père a quitté ce monde il y a déjà quelques années. Son décès m'a évidemment atteint sur le coup, mais m'a surtout progressivement rongé et plongé dans une sorte de dépression sournoise parce que j'ai fini par m'y habituer. Je traînai ma misère, comme Oliver, et comme lui, quand des amis ou des inconnus auxquels on me présentait me croisait, on me demandait pourquoi je semblais si malheureux. Soit j'esquivais la question, soit je passais aux aveux - et, plutôt que de trouver un exutoire, je restais englué dans ce chagrin.
Il m'a fallu du temps pour comprendre que, selon une formule célèbre, "on ne refait pas sa vie, on la continue". Autrement dit, on n'oublie pas les disparus, on apprend à vivre avec eux, leurs morts font partie de notre existence - pas seulement la notre d'ailleurs : elle fait aussi partie de la vie de nos proches, de nos amis, de nos amours, qui doivent alors nous accepter avec notre deuil, notre peine, nos souvenirs.
Beginners est une traduction sensible de cet état, et la raison pour laquelle ce film a si bien su le capter, c'est parce que Mike Mills, qui a écrit le scénario et assuré la réalisation, parle en fait de sa propre histoire. Oliver est son quasi-double, et la relation des derniers jours de Hal est celle de son propre père, qui a également vécu avec une femme jusqu'à la mort de celle-ci avant de faire son
coming-out.
Le cinéaste y a ajouté des astuces narratives et visuelles très inspirées comme le fait qu'Oliver travaille à l'illustration du livret de l'album d'un groupe de pop appelé
The Sads ("Les Tristes") : il imagine alors une série d'images (dessinée par Mills lui-même) qui ambitionne de retracer l'Histoire de la tristesse. Le résultat désarçonne l'employeur de Oliver et les musiciens, qui préféreraient tous deux quelque chose de plus classique (des portraits). Bien entendu, Oliver utilise ce support pour parler de lui, de ce qu'il traverse : comme tout artiste en difficulté, il espère sans doute que par ce moyen il sera soulagé d'une partie de sa propre tristesse, trouvera des réponses, une issue.
Le récit est développé selon deux lignes parallèles : au présent, on assiste à la rencontre et à la liaison entre Oliver et Anna ; au passé, on découvre à la fois des épisodes de l'enfance d'Oliver (où son père est absent, à cause de son travail comme le lui raconte sa mère, excentriquement séduisante ; parce qu'il fréquentait des homosexuels en secret, à une époque où cela était réprouvé par la morale et la loi), la révélation de la maladie de son père et sa fin de vie en compagnie de son amant, Andy.
La partie romantique est délicatement traitée, avec une subtilité bien plus touchante que les comédies sentimentales formatées des grands studios. Jusqu'à la fin du film, et même une fois arrivée à sa conclusion, le spectateur n'est pas assuré que cela va marcher entre Oliver et Anna. La jeune femme doit composer avec un père (qu'on ne voit jamais) qui lui impose une pression récurrente, réclamant d'elle plus d'attention, de présence, à un moment où elle prend son indépendance, s'emploie à faire décoller sa carrière d'actrice (qu'on devine modeste). Mike Mills met en scène ces moments amoureux avec grâce, souvent filmés à la dérobée, ce qui en souligne la précarité, avec une caméra mobile et des éclairages naturalistes (la photo de
Kasper Tuxen est magnifique, sans être trop appuyée, contrairement à beaucoup de films réalisés par d'anciens clipeurs comme Mills).
La partie filiale est au diapason : le cinéaste réussit l'exploit de glisser de l'humour dans un récit dramatique, dont on connaît le terme dès le départ. Le personnage de ce père qui a mené une vie clandestine pendant toute sa vie et qui connaît le véritable amour au soir de son existence, avec une intensité joyeuse, ne sombre jamais dans le mélodrame. La représentation de l'homosexualité, qui plus est vue à travers le destin de ce septuagénaire, évite là aussi tous les clichés, sans montrer de "vieilles folles". Là encore, la manière dont ce passé est filmé épate par sa finesse, et lorsque Hal s'éteint, l'émotion vous serre vraiment la gorge.
L'interprétation compte pour beaucoup dans la séduction qu'exerce le film et Mike Mills a eu du flair pour former sa distribution.
J'ai toujours apprécié
Ewan McGregor, même si je n'ai pas vu toute sa filmographie. Mais il fait partie de ces acteurs qui, en plus d'être de ma génération (il a deux ans de plus que moi), m'ont accompagné et jamais déçu. Je l'ai découvert chez Danny Boyle (
Petits meurtres entre amis,
Trainspotting,
Une vie moins ordinaire), suivi chez Tim Burton (
Big Fish, où il incarnait le personnage du grand Albert Finney plus jeune), chez Michael Bay (
The Island, le seul film supportable de ce gros bourrin), aux côtés de Jim Carrey (dans
I love you Philip Morris), Renee Zellweger (
Bye bye love), Eva Green (
Perfect Sense)... C'est un acteur sobre, au jeu physique, parfois intense, toujours élégant, avec une pointe d'ironie. Ce personnage de Oliver était fait pour lui, il l'incarne parfaitement.
Mélanie Laurent a tourné Beginners à une époque charnière de sa carrière, alors qu'elle accédait à des rôles internationaux (elle venait de participer à
Inglorious Basterds de Tarantino), se lançait dans la réalisation (
Les adoptés) et la chanson (un échec immérité), après avoir décroché le César de la révélation féminine. Cette exposition lui a valu de nombreuses et injustes critiques, comme si beaucoup lui reprochait son éclosion spectaculaire et une personnalité engagée (qui passe toujours mal en France où les artistes passent pour des citoyens déconnectés de la réalité et privilégiés). Mais c'est comme si cela avait nourri son interprétation dans le film de Mills où elle apparaît fragile et charmante, à fleur de peau et craquante. Le couple qu'elle forme avec McGregor possède en tout cas une réelle alchimie, on croit à leur romance, et on souhaite que leur union fonctionne.
Christopher Plummer est un comédien mythique depuis qu'il triompha dans
La mélodie du bonheur de Robert Wise. Pour ma part, il est surtout le héros d'un film méconnu et superbe,
La forêt interdite de Nicholas Ray. Après une carrière qui couvre un demi-siècle, sa prestation remarquable dans
Beginners lui a valu un Oscar du meilleur second rôle indiscutable : son jeu, lumineux, d'une dignité et d'une classe formidables, est fabuleux et poignant. Mills a su utiliser à bon escient la mythologie de cet acteur pour nourrir celle du père hors du commun qu'il incarne.
Enfin, pour être complet, il faut aussi saluer la prestation de
Goran Visnjic dans le rôle de Andy : ça fait tout de même drôle de voir celui qui fut l'ombrageux et séducteur docteur Luka Kovac durant neuf saisons de la série télé
Urgences dans la peau d'un gay amoureux d'un septuagénaire, mais il l'interprète avec une fraîcheur émouvante, transformant la surprise en bonne idée.
Si vous en avez l'occasion, n'hésitez pas à investir quelques Euros dans le DVD où, en suppléments, on trouve une interview exemplaire (d'une quinzaine de minutes) du réalisateur et un making-of (en noir et blanc), avec des propos vraiment intéressants des comédiens principaux.
Beginners est un joli film, un film troublant, attachant, tristement gai (sans jeu de mots), gaiement triste : un de ces films qui fait du bien, simplement, malgré un sujet et des personnages en pleine (re)construction.