mercredi 23 décembre 2015

Critique 778 : LENA, TOMES 1 & 2 - LE LONG VOYAGE DE LENA & LENA ET LES TROIS FEMMES, de Pierre Christin et André Juillard


LE LONG VOYAGE DE LENA est le premier tome de la série, écrit par Pierre Christin et dessiné par André Juillard, publié en 2006 par Dargaud.
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Léna Muybridge s'appelle en vérité Hélène Desrosières. Elle a perdu son mari et leur fils, victimes d'un attentat à Karthoum et lorsque Pierre-Marie De Calluire, représentant des services secrets français, lui en offre la possibilité, elle accepte une série de missions pour se venger.
Pour mener à bien ce projet, elle effectue six étapes : à Berlin elle mémorise une liste de noms et de numéros de téléphone chez un couple âgé ; à Budapest elle remet une boîte de chocolat à Imre Sambar en lui indiquant spécialement la friandise à la pistache ; en Roumanie elle donne au professeur Danitça un flacon d'eau de toilette dans lequel est diluée une molécule ; à Kiev elle livre à Iouri Repitski, un ancien des services secrets soviétiques, une trousse avec des injections d'antibiotiques ; à Izmir elle remet à Adnan Beyamoglu les plans du lieu de "l'opération" ; et enfin à Alep elle livre une lettre codée sur le déroulement de "l'opération" aux frères Al-Azmeh.
Tous ces individus veulent éliminer le cheik Al-Fahim, leur ancien allié, mais ne se doutent pas du piège qui les attend, une fois réunis...
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LENA ET LES TROIS FEMMES est le second tome de la série, écrit par Pierre Christin et dessiné par André Juillard, publié en 2009 par Dargaud.
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Léna a refait sa vie dans l'outback australien avec Bob et son fils Danny. Mais son passé continue de la hanter et l'inaction lui pèse visiblement. Paul-Marie De Calluire le sait et en profite pour reprendre contact avec elle.
Léna accepte donc une nouvelle mission dangereuse où elle doit se faire passer pour une terroriste et infiltrer une cellule. Les services secrets lui ont préparé une biographie qui trompe les hommes qui la recrutent.
Quand elle arrive en Géorgie, on l'attend donc pour la conduire dans l'Ouest, au coeur d'une région isolée qui sert de base de formation pour de jeunes futurs martyrs islamistes en vue d'attentats-suicides. Elle doit prendre en charge trois jeunes recrues féminines : Halima, Souad et Ahlem.
La suite de l'opération les conduit à Paris où le métro est visé. Halima craque la première et est renvoyée dans sa famille, promise à un sort terrible. Léna protège la fragile Souad tandis que Ahlem est prête à tout pour tuer des "mécréants".
Léna va essayer d'informer Pierre-Marie de la date, du lieu et du dispositif de l'attentat tout en tentant de  convaincre Najib, le chef de l'opération, qu'elle se sacrifiera seule...

Cette collaboration entre Pierre Christin et André Juillard aura été aussi brève qu'excellente. J'ignore pourquoi les aventures de Léna n'ont pas été poursuivies : j'ai du mal à croire qu'avec une équipe artistique comme celle-ci, les deux tomes aient été des échecs commerciaux ; peut-être alors le scénariste de Valérian et le dessinateur du Cahier Bleu n'ont -ils pas souhaiter prolonger ou ont été trop accaparés par d'autres projets. Dommage quoi qu'il en soit.

Alors que cette année a tragiquement débuté avec les attentats contre "Charlie Hebdo" et l'HyperCasher et que Paris a à nouveau été sous le feu de terroristes le 13 Novembre dernier, la lecture des deux albums de Léna constitue une expérience rétrospectivement très troublante puisqu'elle nous plonge au coeur de deux opérations criminelles inspirées par des mobiles idéologiques. L'évocation de la Syrie, en particulier, avant que Bachar El-Assad massacre son propre peuple qui allait être ensuite aussi dans le viseur de l'Etat Islamique, donne à ces histoires une dimension quasi-prophétique et une valeur documentaire sur ce qui se passe au Moyen-Orient.

Dans le premier tome, Christin nous met en présence de cette mystérieuse Léna, parcourant le monde et rencontrant plusieurs individus dont on devine progressivement qu'ils sont liés par une même sinistre mission. Elle apparaît d'abord comme, sinon leur complice, tout du moins un élément de leur groupe. Mais dans la dernière partie du récit, la véritable identité et le vrai rôle de la jeune femme nous sont révélés et un habile twist donne à tous ces rendez-vous une toute autre vérité, méticuleusement préparée et aboutissant à un dénouement aussi fulgurant que saisissant.

Ce procédé narratif peut rebuter car le scénario refuse obstinément tout effet spectaculaire : cette succession de rencontres avec des individus, souvent antipathiques, ces remises de courriers, d'échanges succincts d'informations, jusqu'à la découverte de la cible commune du réseau, questionne le lecteur sur ce Long voyage de Léna. La nature même du récit, du genre dans lequel il s'inscrirait, est difficile à déterminer : il ne s'agit pas d'une histoire d'espionnage classique, l'absence de scènes d'action, les dialogues concis mais contrebalancés par la voix off abondante de l'héroïne (qui, toutefois, sert souvent davantage à situer les événements qu'à décrire les états d'âme de Léna ou à commenter ses entrevues), tout cela participe d'une mécanique subtile mais austère.

Christin ponctue les déplacements de son héroïne de scènes où elle se baigne, prend des douches, mais il ne s'agit pas d'un moyen d'aguicher le lecteur en montrant Léna nue : ces instants sont dépourvus de sensualité, il faut les interpréter comme une sorte de rituel où la jeune femme se nettoie après avoir fréquenté des individus peu recommandables - presque une cérémonie de purification.

Dans le second tome, la narration est encore plus épurée : nous savons (à peu près) qui est Léna (à commencer par le fait qu'il ne s'agit pas de son vrai nom), nous l'avons quittée persuadés qu'elle en avait fini avec son activité pour les services secrets français. La raison pour laquelle elle accepte pourtant de rempiler est audacieusement escamotée, on devine juste qu'elle repart en mission parce qu'il s'agit presque d'une obligation morale pour elle.

La voilà dans l'Ouest de la Géorgie, dans un camp d'entraînement terroriste, jouant elle-même une combattante recrutée pour former trois agents voués au martyr dans un attentat-suicide à Paris : la relation de longues journées dans un endroit isolé de tout, passées à attendre des ordres ou à s'entraîner, est pourtant incroyablement prenante. Christin immerge le lecteur dans une ambiance où la tension naît finement de l'inaction et de l'annonce d'une opération criminelle.

Les trois femmes ont chacune une personnalité forte même si le scénariste ne fait que les suggérer, laissant en fait au lecteur le soin de les appréhender - un procédé troublant et exercé avec brio. Ce trio est composée d'une première recrue réduite d'abord à une silhouette sous un hidjab, puis d'une autre pour laquelle on sympathise comme Léna rapidement, et d'une dernière plus déterminée. Ces trois figures sont évidemment des pions dans un jeu macabre dirigé par plusieurs hommes avec un emploi bien établi : le chef des opérations, l'idéologue, un enseignant, tous de parfaits manipulateurs au service d'une "cause" pour laquelle ils sacrifient tout en restant prudemment en retrait.

Le déroulement de l'action, une fois déplacée à Paris, évite là encore soigneusement tout sensationnalisme et pourra donc frustrer ceux qui attendent plus de mouvements. Mais pour qui accepte cette immersion, cette partie d'échecs, avec ses temps morts, son suspense en creux, c'est incroyablement intense. Le fait que Léna refuse de se laisser happer par son traumatisant passé comme de se projeter dans le futur, obstinément concentrée sur le présent, prise entre la mission souterraine qu'elle effectue et la peur qui la gagne d'être démasquée, permet au lecteur de ressentir les émotions qui la traversent avec une efficacité impressionnante.

Les dessins d'André Juillard servent admirablement ce propos et son ambition. Le style volontiers académique de l'artiste offre au regard des personnages soigneusement incarnés, aux physionomies bien campés, qui évoluent dans des décors reproduits à partir d'une documentation très précise et fournie (tous les sites sont authentiques).

L'impassibilité de Léna et la sobriété extrême de ce type de graphisme, dont le classicisme est utilisé pour sa capacité à montrer le monde et ses acteurs avec le plus de réalisme possible, confinent à l'épure, prolonge l'atmosphère oppressante du récit : cela m'a fait penser aux motifs du cinéma de Jean-Pierre Melville (comme dans Le Samouraï, avec Alain Delon), qui lui-même était influencé par le naturalisme sec de Robert Bresson.

La beauté de l'héroïne, la chaleur des couleurs, sont les seuls attraits immédiats de ces bandes dessinées rigoureuses, mais implacables où, à la fin, comme Léna, nul ne peut être sûr que tout cela est noble ou honteux.

Oui, c'est vraiment dommage que l'association si épatante de Christin et Juillard ne se soit résumée qu'à cet exceptionnel diptyque, mais la force du résultat garantit à celui qui le découvre le sentiment d'avoir eu entre les mains une bande dessinée peu commune.

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