vendredi 29 décembre 2023

SOMNA #1, de Becky Cloonan et Tula Lotay

Cover A : Becky Cloonan
Cover B : Tula Lotay

DSTLRY est un nouvel éditeur indépendant qui a de grandes ambitions et se donne les moyens de les réaliser. Ses fondateurs sont David Steinberger et Chip Mosher, deux anciens cadres de Amazon et de leur plateforme de streaming Comixology (qui vient de fermer ses portes). Ils ont réussi à attirer de nombreux auteurs, dont certains renommés (Scott SnyderJockBrian AzzarelloJames Tynion IVRam VElsa CharretierMirka AndolfoJoëlle JonesBecky CloonanTula LotayStephanie PhillipsJunko MizunoJamie McKelvieLee Garbett et Marc Bernardin), en en faisant les actionnaires de leur boîte. Somna marque le fruit de la collaboration entre Becky Cloonan et Tula Lotay et c'est déjà un chef d'oeuvre.


Au XVIIème siècle, dans un village, une jeune femme, Agnes, est arrêtée par l'inquisiteur Roland pour sorcellerie. En attendant son procès, elle est jetée dans un cachot. L'homme qui l'aime, Gawain, soudoie un garde pour la visiter, avec un plan d'évasion : il faudra qu'elle se laisse enfermer dans le cercueil d'un cadavre. Après s'être conné à lui, elle accepte.


Roland est marié à Ingrid qui fait fréquemment des rêves érotiques. Frustrée de ne pas connaître le plaisir dans les bras de son époux trop occupé à sa tâche, elle se fait porter pâle lorsqu'il lui demande de l'accompagner pour l'exécution d'Agnes. Mais une fois qu'il est parti, elle va quand même assister à ce funeste spectacle en haut de la colline qui surplombe le village.


Elle y est rejointe par sa meilleure amie, Maja, et son fils, Niklas. Maja évoque le mari d'Agnes, Sigurd, qu'elle trouve séduisant. Cela choque Ingrid qui éprouve plutôt de la compassion pour lui car il ne pourra pas enterrer sa femme, dont le corps sera exposé pendant les jours suivants.


Dans ses rêves, Ingrid est la proie d'une créature masculine à la peau bleue. Il la séduit mais lui procure du plaisir, ce que ne manque pas de remarquer Roland sans s'expliquer ce qui arrive à sa femme. Il doit par ailleurs s'absenter pour apporter son expertise dans un village voisin. Esseulée, Ingrid redoute de s'endormir tout en ne résistant pas à la tentation. Le démon lui confie alors un secret concernant Maja qui va la hanter...


Ce premier épisode se distingue déjà par son format : il compte 70 pages et les pages sont à la fois plus grandes et plus larges qu'un floppy classique. Le papier est également de meilleure qualité. Tout est fait pour que le lecteur profite de l'expérience au maximum, on est loin des standards, c'est presque un comic-book de prestige et d'ailleurs le prix est à l'avenant (8,95 E).


C'est donc un petit investissement mais on en a pour son argent car l'ouvrage est donc soigné. Et pas que pour son contenant mais surtout pour son contenu. Car DSTLRY veut s'écarter des normes : les auteurs ont toute liberté pour aborder les sujets et les thèmes qu'ils désirent, pas de censure, la violence comme le sexe peuvent y être représentés. Et dans le cas de Somna, Becky Cloonan et Tula Lotay y sont allés franchement.


Cette histoire mélange thriller historique et récit initiatique sexuel. C'est très chaud. Le désir féminin est au centre de l'intrigue où on suit Ingrid, la femme d'un inquisiteur, taraudée par les plaisirs de la chair et en proie à des rêves érotiques brûlants. Au début cela l'angoisse car dans cette société puritaine où la femme tentée est facilement accusée d'être sous l'influence du Diable, elle ne peut se confier à son mari, par ailleurs accaparé par sa tâche.

Roland, dans les rares moments où son épouse est prête à se donner à lui, lui demande d'ailleurs de se ressaisir, comme s'il était horrifié. Son comportement interroge le lecteur car Ingrid est belle et attirante, mais en même temps, comme il l'avoue après l'exécution d'Agnes, le spectacle auquel il a assisté était particulièrement éprouvant. On peut donc comprendre qu'il n'ait pas le coeur à la gaudriole.

Cette ambiance de non-dit, bien pesante, est remarquablement traduite dans un script écrit à deux mains puisque Becky Cloonan et Tula Lotay sont créditées comme "storytellers" : elles ont imaginé, rédigé et illustré cette histoire. Et on imagine mal à vrai dire un scénariste masculin aller aussi loin, mais surtout aller aussi loin sans sombrer dans une forme de complaisance.

Je ne veux pas dire qu'un auteur masculin serait incapable d'écrire un récit pareil, sans sensibilité. Mais le fait que ce soit deux femmes suggère une complicité unique pour dire et montrer les choses crûment sans vulgarité, en sachant de quoi elles parlent, intimement. Par ailleurs, ce cadre historique n'est pas étranger à l'oeuvre de Cloonan qui l'avait déjà exploré dans son merveilleux By Chance or Providence.

Le tour fantastique que prend Somna entraîne le lecteur sur un terrain trouble et troublant. N'ayons pas honte de le dire : c'est extrêmement torride. Le visiteur de Ingrid l'éveille au plaisir avec une suavité extraordinaire, et quand Ingrid finit par succomber à l'envie de se masturber, la scène est représentée de manière très frontale, avec une sorte de franchise peu commune.

Mais progressivement, cette érotisme se teinte d'une façon plus angoissante. Lorsque la créature entraîne Ingrid dans un bois pour lui montrer ce qui se passe à l'intérieur d'une cabane de chasseur abandonnée, la jeune femme perd pied avant de se cabre, refusant de tomber complètement sous la coupe de son tentateur. On comprend alors que celui-ci se sert des orgasmes d'Ingrid pour s'incarner dans le réel. Et cette forme de concrétisation est encore plus puissante dans sa dimension métaphorique : que se passerait-il en effet si nous pouvions ouvrir une sorte de porte à des créatures pareilles par la voie du plaisir auquel elles nous initient ? On devine bien que le prix à payer serait inquiétant.

Il y a aussi un aspect politique dans Somna car l'histoire résonne de manière singulière avec l'Amérique actuelle (et pas seulement l'Amérique d'ailleurs) : dans ce pays qu'on appelle la plus grande démocratie du monde mais qui est plus déchirée que jamais entre la tentation justement du fascisme avec la présence de Trump et une autorité plus démocratique qu'incarne Biden, on interdit dans plusieurs de ses Etats aux femmes la possibilité d'avorter, on bannit de bibliothèques publiques des livres dont e contenu indispose des fondamentalistes religieux, on subit des fusillades meurtrières contre lesquelles un puissant lobby des armes interdit de légiférer. Le wokisme règne jusqu'à l'absurde, l'antisémitisme resurgit en écho à la guerre menée par Israël contre le Hamas suite aux attentats du 7 Octobre dernier.

Dans ce contexte hyper pesant, l'époque du récit de Somna, les thèmes abordés, les figures qui l'animent, les métaphores qui l'agissent sont autant de miroirs tendus et de réponses adressées par les deux auteurs. Presque un acte de résistance.

Visuellement, Somna n'est rien de moins qu'une splendeur, certainement un des plus beaux livres de cette année. Becky Cloonan s'était presque retirée ces dernières années et c'est son grand retour à la table à dessin. Son trait gras, sombre, se pose sur les scènes dans le réel de l'histoire. Il ne lui faut pas grand-chose pour nous faire croire à ce XVIIème siècle puritain dans lequel on brûle des femmes accusées sans preuves et condamnées au terme de simulacres de procès. Pourtant, Cloonan ne lésine pas sur les détails comme quand elle représente un marché grouillant de monde ou dépeint l'intérieur austère de la maison de Ingrid et Roland.

Tula Lotay, elle, se charge des scènes oniriques. Son approche est totalement différente dans la mesure où elle travaille numériquement. Les effets qu'elle manipule avec génie donnent une texture envoûtante à ces pages et font des scènes les plus explicitement sexuelles des moments à la fois poétiques et intenses. La beauté des images est confondante tout comme l'effet qu'elles font au lecteur. Lorsque Cloonan se livre au même exercice, dans un passage incroyablement cru, on est presque sidéré par l'audace de ces deux créatrices mais aussi bluffés par l'élégance dont leurs planches ne se départissent jamais.

Si Lotay assume l'intégralité de sa partie graphique, Cloonan peut s'appuyer sur deux coloristes expérimentés avec Lee Loughridge et Dee Cunniffe qui apportent à ses dessins une matière mate, qui tranche avec le côté éthéré des pages de Lotay.

Somna s'impose immédiatement comme un objet à part. Et un must-read. Vite la suite !

BONUS : ce premier n° (comme les suivants) est proposé avec deux couvertures régulières de Cloonan et Lotay. Mais les variant covers sont simplement à tomber. Les voici :
   
Alison Sampson
Dave Johnson
Jae Lee
Joelle Jones
Karl Kerschl

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire