lundi 6 mars 2023

THE PRO, de Garth Ennis et Amanda Conner


Aujourd'hui, on va parler d'un comic-book à ne pas mettre entre toutes les mains, comme on dit : The Pro. Il s'agit d'une one-shot de soixante-douze pages, écrit par Garth Ennis et dessiné par Amanda Conner (encrée par son mari Jimmy Palmiotti), publié en 2002 par Image Comics. Parodie décapante des super-héros, il reste aujourd'hui un livre-cul(te) assez ahurissant.



Dans l'espace, le Spectateur, un extraterrestre, dote de pouvoirs des humains qu'il juge digne de les recevoir, persuadé qu'en chacun sommeille un héros susceptible d'améliorer le quotidien de ses semblables et de faire régner la justice. Mais sa nouvelle élue a de quoi étonner...


En effet, il s'agit d'une prostituée, mère célibataire, qui ne s'embarrasse pas de bonnes manières et qui se fiche bien de son prochain tant qu'il la paie pour les faveurs sexuelles qu'elle dispense. Pourtant, cette "pro" est abordée par la Ligue d'Honneur qui veut l'accueillir dans ses rangs, au besoin en la rétribuant. Elle accepte donc.


Mais très vite, les super-héros déchantent car les méthodes de leur recrue les choquent, comme lorsqu'elle urine en public sur une de ses adversaires. La pro se passe des réprimandes de ses collègues et retourne à son métier. Mais le Saint, le chef de la Ligue, insiste pour qu'elle ait une seconde chance. ET là, contre attente, c'est bien en héroïne que va se révéler la pro, en sauvant plusieurs innocents d'un attentat...


Dans la préface de l'album, Garth Ennis raconte qu'il a proposé cette histoire aux "Big Two", sans se se faire d'illusions sur leur réponse. Evidemment, ni Marvel ni DC ne donnèrent suite. Mais le scénariste qui avait parlé de son idée à des amis dans le milieu relate les éclats de rire complices qu'il provoqua (notamment de la part de John Romita Jr. - imaginez un peu JR Jr dessinant ça, la suite de sa carrière en aurait été certainement bouleversée).


Nous sommes alors en 2002 et Ennis n'est pas encore l'auteur vedette qu'il est devenu, c'était bien avant The Boys. Idem pour la dessinatrice Amanda Conner, qui ne s'était pas illustrée encore sur Power Girl ou Harley Quinn. Le plus connu dans cette petite bande était Jimmy Palmiotti qui avait lancé quatre ans auparavant Marvel Knights avec Joe Quesada, revivifiant Marvel alors dans une sale passe.

Mais c'est en somme parce qu'ils n'avaient rien à perdre que Ennis, Conner et Palmiotti ont été assez fous pour commettre The Pro. Dans la bibliographie fournie du scénariste, on distingue deux faces : l'une sérieuse, avec une multitude de récits de guerre, et l'autre, beaucoup plus déconnante, dans laquelle il adore s'en prendre aux clichés des majors.

J'avoue ne pas être un fan de Ennis qui me fatigue souvent avec ses outrances, mais quand il écrit quelque chose qui me plait, c'est vraiment très bon. Et The Pro est une indéniable réussite, séduisant apr son audace, son côté mal élevé, qui rappelle en fait beaucoup l'esprit Hara-Kiri/Charlie Hebdo chez nous.

Le pitch est redoutablement simple et efficace : une prostituée reçoit des pouvoirs d'un alien qui pense que même elle peut s'en servir pour la bonne cause. Ennis, à partir de ça, épingle l'hypocrisie des super-héros attachés à des codes moraux stricts mais incapables de tolérer une recrue comme la Pro. Ennis, comme il le confirmera ensuite dans The Boys, ne porte pas les super-héros dans son coeur, il ricane de leurs costumes, des clichés manichéens qu'ils véhiculent, des vlaeurs qu'ils incarnent. Pour lui, tout ça n'est qu'une vaste farce camouflant du vigilantisme ou une croyance idiote dans un sauveur providentielle à l'inconographie religieuse.

Bien entendu, ce n'est pas aussi élémentaire que ça, mais Ennis a un avis tranché sur la question et il n'en démordra jamais. La Pro n'est pas fréquentable, et il est vrai qu'elle choque gratuitement en pissant sur une de ses adversaires ou en utilisant ses pouvoirs pour se faire de l'argent facile. Mais c'est aussi une mère célibataire contrainte de se prostituer pour subsister, qui doit supporter des clients abusifs, une logeuse acariâtre, et des co-équipiers sans indulgence.

Ennis avec la Ligue d'Honneur égratigne de manière irrésistible des personnages facilement reconnaissables comme Superman, Wonder Woman, Batman et Robin, Flash, Green Lantern, tous dépeints comme des abrutis finis. Mes favoris sont The Knight et The Squire (donc Batman et Robin) représentés de façon hilarante, tels que certains fanfictions les ont imaginés.

C'est que The Pro bénéficie du talent de celle qui n'était encore qu'une débutante à l'époque. Amanda Conner a relevé le défi de ce récit en s'investissant à fond dedans. Là encore, si un homme avait illustré cette histoire, sa réception aurait été sans doute très différente et sûrement aurait-on entendu des cris d'orfaie dénonçant le machisme de Ennis, la vulgarité de son intrigue.

Mais Conner n'a, comme le prouve le reste de sa carrière, jamais fait grand cas du qu'en-dira-t-on. Elle aime même beaucoup flirter avec la mauvais goût et se servir du rire comme d'une arme. On ne peut que regretter qu'elle dessine si peu désormais (en dehors de couvertures), comme si la motivation lui manquait pour s'atteler à une série régulière (un peu le même syndrome qui frappe Becky Cloonan).

Mais il y a une vingtaine d'années, Conner n'était personne ou presque et elle n'avait rien à perdre. Son énergie est dévastatrice et ses designs ravageurs. L'expressivité cartoonesque de ses personnages compensent la faiblesse de ses décors, et soutenue à l'encrage par son mari Jimmy Palmiotti, son trait est d'une tonicité imparable. La Pro est inoubliable grâce à elle, au moins autant que grâce à Ennis.

In fine, pourtant, Ennis embrasse les clichés qu'il a mis en pièces en donnant à son héroïne une sortie pleine de panache. Comme quoi, même les justiciers les plus ébouriffés ne sont pas si différents des icones du genre. (A l'occasion d'une réédition, The Pro a vu sa pagination augmentée par le récit de sa rencontre avec the Ho, une autre prostituée surhumaine et rivale, et à qui elle va trouver un nouveau job. Un bonus anecdotique sur le fond mais toujours aussi barré graphiquement.) Longtemps épuisé en vf, l'album a été réédité par Akileos l'an dernier.

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