mardi 7 février 2023

JUPITER'S CIRCLE : BOOK 1, de Mark Millar, Wilfredo Torres et David Gianfelice


Comme cette semaine ne sera pas abondante en nouveautés à critiquer, je vais en profiter pour écrire sur des recueils de séries que je gardais sous le coude. Parmi ceux-ci, les deux tomes de Jupiter's Circle, la prequel de l'excellent Jupiter's Legacy, déjà écrite par Mark Millar. Frank Quitely, cette fois, se contente d'illustrer les couvertures (et de designer les costumes des héros), laissant sa place d'artiste à Wilfredo Torres, lui-même suppléé par David Gianfelice.


1959. L'Union est l'équipe formée autour de the Utopian après l'expédition dans l'île où ils sont reçu d'extra-terrestres leurs super-pouvoirs. Décidés à changer le monde, ils doivent aussi composer avec, pour certains, leurs doubles (voire triples) identités.


Ainsi, Blue Bolt cache son homosexualité mais son secret est découvert par le F.B.I. et J. Edgar Hoover le fait chanter. Puis the Flare s'entiche d'une gamine de 19 ans et quitte femme et enfants pour elle. Enfin, Skyfox, le mécène de l'Union et membre le plus populaire de l'équipe, croit trouver le grand amour auprès de Sunny avant qu'elle ne tombe dans les bras de Brain Wave...


Ce "Livre 1" de Jupiter's Circle rassemble les six premiers épisodes de la mni-série (qui en compte douze au total), mais il serait plus juste de dire qu'il compte trois fois deux épisodes car Mark Millar raconte trois arcs narratifs successifs qui s'intéressent à chaque fois à un membre de l'équipe de l'Union.


Petit rappel des faits : avant Jupiter's Circle est paru Jupiter's Legacy, par Mark Millar et Frank Quitely. Cette mini-série de douze épisodes déjà racontait comment une génération de super-héros, qui avaient reçu leurs super-pouvoirs après avoir découvert une île mystérieuse où des aliens s'étaient installés, traversaient une crise quand d'un côté the Utopian (l'équivalent de Superman) et de l'autre Brain Wave (une sorte de Charles Xavier), deux frères, se divisaient sur la meilleure manière de changer le monde.
 

Brain Wave, plus pro-actif et politicien, manipulait alors son neuveu pour assassiner the Uotpian et prendre le contrôle des opérations. La fille de the Utopian et Lady Liberty prenait la fuite avec son amant, fils de Skyfox, autrefois banni de la communauté super-héroïque, pour organiser la résistance.


Même parmi les plus farouches détracteurs de Millar, vous n'en trouverez pas beaucoup pour dire du mal de Jupiter's Legacy, considéré comme son meilleur travail en creator-owned dans le registre des super-héros. Bien aidée par les dessins sensationnels de Frank Quitely, cette saga est un incontournable.

Jupiter's Circle est sa préquelle, c'est-à-dire un récit se déroulant avant Jupiter's Legacy, au tout début des activités de l'Union, l'équipe formée par les explorateurs de l'île, dont the Utopian, son frère Brain Wave, mais aussi Lady Liberty, the Flare, Blue Bolt, et Skyfox.

Nous sommes en 1959 et Millar va découper ce premier volume en arcs narratifs de deux épisodes, s'intéressant chacun à un des membres de l'Union. Et le scénariste écossais laisse tomber ses fanfaronnades pour signer une étude de caractère subtile et politique sur des surhommes à une époque où ils étaient encore rares mais subséquemment sous le feu des projecteurs.

Dans un premier temps, on suit donc Blue Bolt, qui est médecin hospitalier dans le civil. Séduisant, la presse le considère comme un tombeur mais en vérité il est homosexuel et doit le cacher car si cela se savait, non seulement sa (riche) famille serait déshonorée, mais il risquerait, pense-t-il, de perdre sa place au sein de l'Union. Mais surtout, en ces temps-là, on le prendrait pour un dépravé.

Quand le FBI le démasque et que J. Edgar Hoover entre en possession de photos compromettantes, il est victime d'un chantage : soit il livre les identités secrètes de ses amis, soit sa réputation est détruite. Millar traite du sujet avec tact et montre à quel point la situation dévaste Blue Bolt, qui va jusqu'à tenter de se suicider.

On reproche parfois aux comics de super-héros de ne pas être suffisamment sexualisés, et de favoriser le spectacle de la violence à une caractérisation plus réaliste. Millar s'empare de ce reproche pour aborder l'homosexualité d'un personnage et montrer qu'en 1959 cela constituait une épée de Damoclés. Il fait intervenir dans une scène Katharine Hepburn, icone queer de cette époque (elle fut d'ailleurs révélée par un film, Sylvia Scarlet, de George Cukor en 1935, où elle se faisait passer pour un homme), qui encourage Blue Bolt a assumer son identité sexuelle dans une ville comme Los Angeles où les moeurs sont plus tolérantes.

Dans un deuxième temps, le cas de the Flare est tout aussi passionnant puisqu'on voit un homme s'enticher d'une très jeune femme (19 ans) alors qu'il vit en couple et a des enfants. On pense alors à d'autres figures célèbres du cinéma comme Erroll Flynn, ou Charles Chaplin, qui ont eu des relations avec des mineures, plus ou moins admises par la société. Mais plus généralement, c'est le portrait d'un homme qui va pratiquement là aussi tout perdre.

En effet, au cours d'une bataille contre des envahisseurs d'une autre dimension, the Flare est gravement blessé et sa maîtresse, immature, ne peut assumer de vivre avec lui maintenant qu'il est quasiment invalide. Heureusement, sa femme et ses enfants lui pardonnent ses écarts pour le soutenir. Millar une fois de plus se montre très inspiré et décrit l'aventure de the Flare avec finesse, dressant même un parallèle avec celle de Blue Bolt quand les héros de l'Union se regroupent au chevet de leur ami comme avant à celui de leur partenaire après sa tentative de suicide.

Enfin, dans la troisième partie, vient l'arc concernant Skyfox. Ce personnage est le plus familier des lecteurs de Jupiter's Legacy puisque Hutch, son fils, était un des premiers rôles et qu'il y retrouvait son père au moment de la riposte contre Brain Wave et ses acolytes. Millar suggérait un lourd différend entre Skyfox et Brain Wave, survenu dans le passé, et on va découvrir en détail de quoi il s'agit.

Tout d'abord Millar présente Skyfox comme un personnage séduisant et excentrique, au charme irrésistible : c'est le mécène de l'Union, son membre le plus populaire auprès du public et des femmes en particulier, mais c'est aussi un homme dont la fortune le pousse à tout se permettre, de farces puériles envers Brain Wave au coup de poing contre quiconque le contredit. C'est aussi un fêtard invétéré, alcoolique.

Quand il rencontre Sunny, une modèle, il semble se calmer, même s'il a encore des coups de sang ponctuels. Mais profondément immature, il lasse sa compagne qui se confie à Brain Wave. Il la réconforte si bien qu'ils deviennent amants et qu'elle quitte Skyfox. Lequel, en l'apprenant, ne va plus se contenir, convaincu que Brain Wave a utilisé ses pouvoirs psychiques pour séduire Sunny.

Ces deux derniers épisodes du recueil sont excellents. Du personnage haut en couleurs de Skyfox au climax tonitruant, tout est rondement mené par Millar, qu'on soupçonne d'avoir mis de lui-même dans son héros fort en gueule et attachant à la fois. Le doute sur la manipulation mentale exercée par Brain Wave finit de troubler le lecteur, acquis à la cause de Skyfox, archétype du rebelle charmeur. Surtout, on sait que cette intrigue ne va pas en rester là - ce qui sera confirmé par le deuxième volume de Jupiter's Circle.  

Visuellement, Jupiter's Circle a connu une réalisation mouvementée. Millar s'est attaché les services de Wilfredo Torres pour dessiner la série. Son style, très ligne claire, convient parfaitement au sujet car il a ce quelque chose de désuet qui rappelle les comics de l'époque à laquelle se déroule l'histoire. On pense à Don Heck par exemple, artiste injustement déconsidéré par les fans qui préférent Kirby ou (John) Buscema pour leur puissance graphique.

Les couleurs de Ivo Svorcina complètent idéalement le look de la série avec une palette acidulée. La lecture est remarquablement fluide avec un découpage très classique, même si Torres est à l'évidence plus à l'aise dans les scènes intimistes que dans celles mettant en avant l'action (quoique la série mise peu sur l'action).

Torres arrête de dessiner la série au beau mileu du troisième épisode et il a une bonne raison pour ça : sa femme meurt subitement. On imagine le calvaire qu'il a dû traverser alors même que, professionnellement, il travaillait sur une série attachée à un titre acclamé, avec un scénariste vedette, tout donc pour devenir lui-même une star.

Millar convainc David Gianfelice (Northlanders, écrit par Brian Wood) de remplacer au pied levé Torres et il fait des miracles en calant son style sur celui de son collègue afin de préserver la cohérence esthétique de l'histoire.. Il signe la fin de l'épisode 3, puis l'intégralité des 4 et 5.

Sans doute en prenant beaucoup sur lui, Torres revient pour conclure la première partie de la série au n°6. Son dessin n'est pas altéré par son état moral et on ne peut qu'être admiratif du professionnalisme de l'artiste. Surtout qu'il doit illustrer des scènes qui font étrangement écho avec sa propre vie, quand Skyfox perd l'amour de Sunny et laisse exploser sa douleur.

En tout cas, Jupiter's Circle, malgré ces aléas, et les risques assumés par Millar face aux thèmes abordés, se lit avec grand plaisir et s'avère même passionnant. La suite et fin ne décevra pas, mais je vous en parlerai très bientôt.

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