mercredi 10 novembre 2021

ROBIN & BATMAN #1, de Jeff Lemire et Dustin Nguyen


Jeff Lemire n'arrête jamais : comme si animer son univers Black Hammer (chez Dark Horse Comics) ne lui suffisait pas, et en plus de ses creator-owned chez Image Comics, il a trouvé le temps pour revenir chez DC Comics et proposer cette mii-série de prestige en trois numéros, Robin & Batman, mise en images par un de des fidèles partenaires, Dustin Nguyen. Le Black Label compte une nouvelle merveille dans son catalogue.


Le jeune Dick Grayson, récemment adopté par Bruce Wayne, est envoyé en mission nocturne dans les bas-fonds de Gotham. Il surprend et affronte des voleurs de quartiers de viande. Mais quand Batman lui ordonne de s'éclipser, le gamin désobéit et neutralise ses derniers adversaires.


De retour à la Bat-cave, Dick apprend qu'il ne sortira plus en mission jusqu'à nouvel ordre. Au matin, il est en classe, mais dessine sur un cahier son futur costume de Robin, en espérant que Batman l'autorisera à patrouiller de nouveau avec lui. Alfred Pennyworth douche ses espoirs.


La nuit venue, Batman, qui a obtenu du commissaire Gordon la libération des voleurs, les suit jusque dans les égoûts. Déguisé en Robin, Dick suit son mentor à son insu et s'étonne que les brigands aient été relâchés.


C'est alors qu'il est surpris par Killer Croc avec qui il engage le combat. Batman arrive à sa rescousse mais prend un mauvais coup. Robin écarte Killer Croc. Les deux partenaires rentrent à la Bat-cave où Batman dispute son élève pour son indiscipline et son costume trop coloré.


Dick pensait qu'il s'agissait d'un test et découvre que Batman lui a fait confectionner un habit sur mesure. Mais le garçon s'insurge car Batman, pour le designer, a lu son journal intime. Cependant, Killer Croc regagne le cirque où il était exhibé enfant... Et où se produisaient les Flyin' Grayson.

La productivité de Jeff Lemire a de quoi laisser pantois, mais il a toujours beaucoup écrit, menant de front, sans aucune difficulté, sans aucun retard, plusieurs projets, à la fois en creator-owned et en work for hire. Dans son agenda, il a donc trouvé le temps de caser cette mini-série en trois actes, Robin & Batman, au sein du Black Label de DC Comics.

Robin & Batman : l'ordre des noms est déterminant car il s'agit bien ici d'un récit du point de vue de Robin, le premier d'entre eux, Dick Grayson. Un récit d'apprentissage, comme le commenté l'intéressé en voix-off, dès la première page. C'est aussi dire à quel point Lemire a conçu cette histoire à sa manière, à la fois pur divertissement et réflexion sur le divertissement, la forme du récit, le genre dans lequel il s'inscrit.

C'est ce qui fait tout l'attrait des histoires écrites par Lemire : elle sont entraînantes mais ne se contentent pas de l'être, il y a une part méta-textuelle dans son travail, avec la volonté d'avoir un angle d'attaque différent, original. Raconter ainsi le début du Dynamic Duo entre Batman et son Boy Wonder par la voix de Robin, c'est une sorte de manifeste narratif.

Après une première scène d'action, qui annonce la couleur sur la relation conflictuelle entre Batman et Robin, on a droit à un dialogue entre Bruice Wayne, Dick Grayson et Alfred Pennyworth dans la Bat-cave riche en enseignements. Furieux d'être privé de futures patrouilles, et donc de la possibilité de parfaire sa formation, Dick part s'enfermer dans sa chambre du manoir Wayne. Il sort de sous son lit un patron de couture en achève la confection de son costume, coloré à souhait (vert, jaune, rouge) pour contrarier Batman (qui souhaiterait l'habiller de façon plus sombre, comme lui, pour se fondre dans la nuit). Pendant ce temps, dans la cave, Alfred confronte mâitre Bruce à ses méthodes, l'invitant à être plus clément avec le garçon. Mais Wayne pense que la clémence, l'indulgence mettraient Dick en danger pour ce qu'il veut en faire (un soldat). Alfred rétorque qu'en faire un soldat n'est peut-être pas si judicieux, que Dick s'exprimera mieux autrement. Wayne n'en démord pas : ce qu'il veut, c'est ne pas avoir la mort du gamin sur la conscience.

Dick Grayson, aussi bien en tant que Robin qu'en tant que Nightwing (auquel Lemire adresse un clin d'oeil malicieux quand le gamin se cherche un pseudonyme, hésitant entre Nighthawk et Nightwing), est pour beaucoup de fans (et l'actuelle série écrite par Tom Taylor et dessinée par Bruno Redondo conforte cela) l'incarnation du héros positif, qui s'est émancipé de son mentor, c'est un acrobate avec cette dimension aérienne et gracieuse.

Mais Lemire, en replongeant à la source, rappelle que Dick Grayson a été un enfant, adopté par Bruce Wayne dans des circonstances tragiques (la mort de ses parents lors d'un numéro de trapèze). Et Wayne l'a entraîné durement, sans rien lui passer. De fait, le lecteur est amené par le scénarsite à interroger l'éducation spéciale qu'a prodiguée Wayne à Dick. En situant le récit à hauteur d'enfant, on se rend mieux compte de la sévérité de Wayne et des sentiments du garçon vis-à-vis de cet homme. On réfléchit aussi au contrat passé entre l'enfant et son père d'adoption (l'entrâiner pour venger ses parents, avant d'être son sidekick). La légèreté de Dick cache une colère sourde, une frustration palpable, très bien traduites, aussi bien dans les dialogues que dans les situations (le fait de donner des couleurs vives à son costume pour contrarier Batman, mais aussi pour rendre hommage à ses parents circassiens).

Le scénario se double d'une enquête sur des voleurs de viande, qui le font non pas pour l'appât du gain mais pour nourrir des déshérités (apparemment). L'affaire implique Killer Croc, dans un rôle d'ogre de conte, un monstre suffisamment inquiétant par rapport à l'enfant qu'est Robin. Lemire joue avec ces codes visuels et narratifs là encore pour appuyer les contrastes dramatiques. Il glisse même à la fin un indice sur un lien qui uniraient Robin à Killer Croc, ce dernier ayant été exhibé enfant dans le même cirque que celui où se produisaient les Flyin' Graysons. C'est accrocheur.

Lemire est aussi connu pour savoir bien s'entourer. Sa notoriété lui permet d'attirer de grands talents, mais souvent il préfère travailler avec des partenaires familiers ou des talents moins connus. Dustin Nguyen a souvent oeuvré à ses côtés, surtout ces dernières années avec les deux séries complémentaires que furent Descender et Ascender (publiées par Image Comics en vo et Urban Comics en vf).

Parce que Nguyen sait et aime dessiner les enfants (déjà au coeur de Descender/Ascender, mais aussi de Lil' Gotham), c'était l'homme de la situation. Ceux qui se sont arrêtés de lire les comics de Nguyen à la fin de son séjour chez DC (avec Detective Comics puis Streets of Gotham, écrits par Paul Dini) risquent d'être surpris par son évolution car désormais l'artiste assure dessin et colorisation - pour être exact, il ne dessine plus au sens strict mais peint à l'aquarelle.

Rompu à cette technique délicate, il la maîtrise à la perfection. Cela donne une facture unique à ses planches qui ont un côté à la fois ethéré et esthétiquement superbe. Certains n'aimeront pas ce trait léger, ces cases parfois dépourvues de décors, trouveront cela trop minimaliste, voire paresseux. Mais pour qui se laissera séduire, la beauté des images, l'intelligence des compositions, l'énergie du découpage (qui fait passer les 45 pages de l'épisode comme une lettre à la poste), et la fraîcheur générale qui en émane (malgré la noirceur de l'ambiance), alors ce sera un ravissement.

On ne peut guère nier à Nguyen un vrai talent pour produire des images stupéfiantes, iconiques, et une recherche sur la couleur d'une subtilité bluffante. Qu'il arrive à cela avec de l'aquarelle, sans jamais être en retard, est tout de même sidérant. Et c'est une alternative vraiment parfaite à la numérisation générale du dessin actuellement (certes, la tablette graphique fait souvent - pas toujours ! - gagner du temps aux artistes, mais aseptise aussi beaucoup le rendu quand le style n'est pas assez affirmé).

C'est donc encore une fois un coup gagnant pour Lemire et quel plaisir de relire du Batman et surtout du Robin illustré par Nguyen.

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