Il se sera fait attendre, ce sixième et dernier épisode de Skulldigger + Skeleton Boy. Depuis Octobre dernier, on était sans nouvelles de ce spin-off de Black Hammer. Mais, comme on dit, ça valait le coup. Car une fois encore Jeff Lemire réussit à livrer une conclusion épatante, lumineuse, pleine d'espoir. Tonci Zonjic est lui aussi en grande forme pour une de ses meilleure prestations.
1984. Crimson Fist et Alley Rat, son sidekick, se disputent après une patrouille où le second a brutalisé un malfrat. Il explique à son mentor qu'il n'y peut rien, que c'est dans sa nature. Sans doute l'héritage de son père, le criminel GrimJim.
1996. GrimJim vient d'enlever Skeleton Boy et Skulldigger se lance à leur poursuite avant que le dirigeable du vilain ne soit hors de vue. La détective Reyes n'a d'autre choix que de suivre le justicier mais appelle, en route pour Spyral City, des renforts.
GrimJim délire en pense que Skeleton Boy est son petit-fils. Skulldigger surgit dans le repaire de son père et tue ses acolytes. Pendant ce temps, Reyes, par une entrée dérobée, se glisse jusqu'à Skeleton Boy et le délivre.
GrimJim blesse Skulldigger et prend la fuite. Skeleton Boy veut le suivre pour l'arrêter. Mais Reyes tente de le retenir en lui expliquant qu'il peut encore décider de son destin. Quel choix fera le jeune garçon ?
Revenons un instant sur le retard pris par le série. Evidemment, comme toujours, ni l'éditeur ni les auteurs ne se sont exprimés à ce sujet. Pourtant communiquer clairement à ce sujet calmerait tout le monde et ferait comprendre aux fans les plus impatients (et intransigeants dans leurs commentaires) que la réalisation d'une BD ne va pas forcèment de soi. Cependant Tonci Zonjic a avoué, à demi-mots, qu'il avait connu des difficultés personnelles (de santé ?) récemment, l'empêchant de travailler régulièrement. Les artistes ne sont pas des machines et produire 20 pages/mois n'est pas naturel ni facile : ce serait bien que tout le monde s'en souvienne.
Cela pour dire aussi que, souvent, les critiques confondent la manière de dessiner avec le rythme de travail. Zonjic a un trait épuré, il est donc aisé de penser qu'il ne doit pas passer beaucoup de temps sur ses planches, tandis qu'un artiste généreux dans les détails est censé passer des heures, des jours entiers. Ce n'est pas si facile : dépouiller son dessin, c'est souvent au contraire faire des efforts pour sacrifier des effets et aller à l'essentiel, et donc, non, ce n'est pas parce qu'on a un dessin épuré qu'on dessine plus vite, plus facilement.
A cet égard, ce dernier épisode est un modèle du genre : Zonjic s'y affirme en grand storyteller. Ses planches sont un modèle du genre, toujours d'une lisibilité exemplaire, avec des enchaînements fluides, de magnifiques jeux d'ombres et de lumières, des compositions très équilibrées. Lire Zonjic, c'est savourer des images qui, justement, parce qu'elles semblent évidentes, exemptes d'efforts, trahissent l'exigence d'un dessinateur soucieux, tout le temps, de livrer des planches immédiatement appréciables, dans lesquelles on se plonge, qui ont cette qualité immersive propre aux travaus des meilleurs.
Si ça vous paraît évident, simple, normal, alors vous mésestimez l'investissement nécessaire pour produire une BD. Tout l'art de l'art séquentiel, c'est, pour ainsi dire, de faire comme si c'était facile. Le lecteur qui perçoit l'effort ne fait que lire une histoire en vérité laborieuse, qui cherche à épater la galerie plutôt qu'à convaincre qu'elle est accessible. Vous pouvez comparez ça à l'exercice d'un grand sportif qui réussit des figures sans que cela lui semble difficile, alors que c'est le résultat d'heures d'entraînement, d'années de pratique.
Si Tonci Zonjic brille autant dans cette mini-série, c'est parce qu'il ressemble à son scénariste. Jeff Lemire aussi est un narrateur redoutable. Il imagine des intrigues, les développe de telle manière qu'on a le sentiment qu'elles sortent de lui sans problème. L'univers de Black Hammer est devenu une marque en soi : en à peine quelques années, le scénariste est parvenu à développer un agrégat d'histoires, de personnages d'une cohérence impressionnante. Il fait jeu égal avec le Hellboy-verse de Mignola, et Dark Horse Comics doit être heureux de le compter dans ses rangs alors que son catalogue a été récemment dépouillé de franchises juteuses (Star Wars, Aliens, Predator, chez Marvel désormais).
Skulldigger + Skeleton Boy est une éclatante réussite et pour cela on lui pardonne tout, ses retards, ses twists improbables, quelques manques frustrants (comme un manque de caractérisation pour le méchant GrimJim dont j'aurai aimé savoir d'où il tenait son pouvoir régénérateur, transmis à son fils). Malgré donc des points faibles, cette mini-série se relira d'une traite avec plaisir (Urban Comics la traduira en Mai).
Le dénouement de l'histoire est bluffant alors qu'on pouvait légitimement se demander comment Lemire allait s'en sortir. Le scénariste joue sur des effets-miroir : dans la première scène de cet épisode, on assiste à une dispute entre Crimson Fist et Alley Rat, son sidekick, qui deviendra Skulldigger. La raison de cet échange houleux : le fait que Alley Rat a brutalisé un malfrat. Interrogé sur cet accès de violence, le garçon le justifie en expliquant qu'il n'a pas pu se retenir. Il pense qu'il tient ça de son père, le criminel GrimJim. Lors Crimson Fist cherche à le réconforter en l'appelant "fiston", Alley Rat répond sèchement qu'il n'est pas son fils.
Ce moment, ce dialogue, sont reproduits quasiment tels quels à la fin de l'épisode quand la détective Reyes, venant de libérer Skeleton Boy, tente de le raisonner car GrimJim vient de poignarder Skulldigger et prend la fuite. Le justicier incite son partenaire à prendre le criminel en chasse et le gamin est prêt à le faire. Pourquoi ? Parce qu'il a ça dans le sang. Il ne peut lutter contre ça. Vraiment ?
Je ne spoilerai pas le choix fait par Skeleton Boy. Disons que Lemire a préféré la lumière aux ténèbres et refuse tout fatalisme. Skeleton Boy n'est pas Alley Rat, c'est un gosse qui a subi une tragédie déchirante (le meurtre de ses parents) et réclame vengeance, encouragé par un mentor violent. La détective Reyes s'interpose en incarnant la voix de la raison, de la sagesse, de la maternité aussi. Mais rien n'est acquis et la décision prise par Skeleton Boy interroge la volonté du gamin.
Ainsi l'histoire in fine est une réflexion poignante sur l'engrenage de la violence, de la vengeance, autant que sur la paternité. Car la figure du père traverse ces six épisodes : GrimJim et Skulldigger, Crimson Fist et Alley Rat, Skulldigger et Skeleton Boy. L'écrivain Pascal Jardin avait cette phrase que j'aime beaucoup sur le fait que les pères nous construisent spirituellement (et les mères émotionnellement) : Skulldigger + Skeleton Boy l'illustre parfaitement.
Un dernier mot pour Dave Stewart : cet exceptionnel coloriste, habitué des productions Dark Horse, accomplit encore une prestation de haute volée. Sa complicité avec Zonjic est fabuleuse. Mais surtout Stewart, c'est un partenaire, un vrai, toujours au service de la série, qui ne se met jamais en avant. Un artiste dans son registre, qui valorise les autres, quitte à s'effacer, à être mésestimé.
Ne passez pas à côté de cette mini-série si vous ne l'avez pas suivi en singles. rattrapez-vous avec le recueil, en vo ou en vf, c'est un régal à lire, et c'est aussi une oeuvre intense, profonde. Le meilleur des deux mondes, entre divertissement de qualité et réflexion subtile.
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