jeudi 6 février 2020

ISOLA #10, de Brenden Fletcher, Karl Kerschl et Msassyk


Après six (!) mois d'attente, le nouveau numéro d'Isola vient enfin de paraître. Inévitablement, une telle attente interroge et suscite un fol espoir. C'est peu dire que Brenden Fletcher et Karl Kerschl déçoivent autant que Kerschl et Msassyk éblouissent. Rarement un épisode m'aura autant partagé. Et l'avenir laisse perplexe...


Rook se réveille dans les bras d'Olwyn après une nuit d'amour. Rêve-t-elle encore en observant sa reine et amante qui a recouvré apparence humaine sans explication ? Olwyn la rassure tout en voulant profiter de ce bonheur.


Mais la reine sait aussi que, redevenue elle-même, son devoir l'appelle et elle entend stopper la guerre qui enflamme le pays. Pour cela, elle doit réparer les fautes de sa mère, la reine Braunwen, qui, entre autres crimes, ordonna la mort des parents de Rook.


Cette révélation révolte la jeune capitaine. Mais Olwyn la rappelle à l'ordre en lui rappelant qu'elle seule décide de l'opportunité de communiquer de telles informations. Il faut se remettre en route pour Maar et remonter sur le trône.


Soudain un tigre bleu bondit sur Olwyn. Rook est interloquée. Olwyn convulse et dévoile son vrai visage : la sorcière Miluse a pris son apparence et, à cause d'un sortilège mal maîtrisé, partage désormais l'aspect de la reine en exil tandis que l'esprit de celle-ci est dans le tigre.


Pour gagner du temps en attendant de rallier Isola et rompre le sort, Rook laisse filer Miluse jusqu'à un camp de soldats où elle annonce le retour des troupes à Maar. Un oiseau s'abat sur le camp et en décime les habitants. Mais l'esprit de Miluse survit et suit Rook et Olwyn à leur insu.

Depuis le début, et plus encore depuis le second arc (qui s'achève avec ce numéro), l'indulgence que j'ai eue pour Isola était proportionnée à l'enchantement que me procurait sa lecture. C'est un récit exigeant, dont je comprends par ailleurs tout à fait qu'on y soit hermétique car les auteurs sont avares en révélations, en informations (on connaît à peine le nom des personnages) et sa narration reste très allusive (le voyage de Rook et Olwyn est à la fois lent, taciturne, mystérieux jusqu'à l'opaque).

Il faut avoir la foi comme Rook l'a pour rallier Isola pour rester embarqué dans une telle histoire. La beauté extraordinaire des dessins de Karl Kerschl et des couleurs de Msassyk venait compenser pour une grande part l'austérité de l'écriture toute en énigmes de Kerschl et Brenden Fletcher.

Isola s'impose d'abord comme une expérience sur le temps, d'autant plus que depuis l'épisode 6, la série ne paraît plus que bimestriellement. Du moins était-ce la promesse, l'engagement des créateurs... Car le numéro 9 est sorti en Septembre dernier, il y a donc six mois !

Cela interroge forcément. Je ne suis pas du genre à rouspéter puérilement sur les délais. J'ai envie de dire, qu'importe le temps que ça prend tant que le résultat en vaut la peine. J'attends toujours le n° 3 de The Seeds par exemple alors que le titre a été absent des stands durant toute l'année passée, mais j'ai confiance en ce produira David Aja. Et puis il ne faut pas oublier d'éventuelles complications personnelles comme nous l'a rappelé la situation de John Paul Leon lors de la sortie de Batman : Creature of the Night où j'appris que l'artiste était atteint d'un cancer, ce qui expliquait son retard.

Mais de tels soucis ne semblent pas accabler Fletcher, Kerschl et Msassyk, si on en juge par leurs activités sur les réseaux sociaux. C'est tant mieux pour leur santé. Mais cela ne console pas les lecteurs d'Isola...

Surtout que ce dixième épisode, longtemps attendu, ne satisfait pas. Il entretient pourtant, d'abord, une ambiguïté savoureuse sur le retour d'Olwyn ayant recouvré forme humaine. On a l'impression dans le premier tiers de l'épisode que les auteurs ont soudain décidé de clarifier pas mal de choses : la relation homosexuelle entre Rook et Olwyn, les secrets du passé d'Olwyn, sa volonté de faire cesser la guerre et d'assumer son amour pour la capitaine... On se doute bien que quelque chose de bizarre est à l'oeuvre mais ça ne contrarie pas, au contraire ça intensifie ce passage, dialogué, rythmé.

Et puis, patatras ! Le voile se déchire et la vérité surgit en défaisant tout ce qui semblait se concrétiser (une progression dramatique réelle). Non, ce n'est pas Olwyn, et non, ce n'est vraiment pas ce qu'on pouvait espérer. Miluse a lancé un sortilège qu'elle maîtrise mal et qui lui donne l'apparence de la reine en exil dont l'âme réside toujours dans le tigre en lequel son frère Asher l'a transformée.

Les dernières pages font carrément l'effet d'une douche froide, détricotant le peu qu'il restait de l'ouvrage du début de cet épisode, renvoyant Rook et Olwyn sur la route d'Isola, sans avoir fait bouger d'un iota le reste de la situation. J'ai eu franchement le sentiment que Fletcher et Kerschl se moquaient du monde en retirant tout ce qu'il avait avancé. C'est comme s'ils refusaient que leur projet avance vraiment. Car c'est bien de ça qu'il s'agit : une stagnation devenue lassante.

Bien entendu, visuellement, l'épisode est une fois de plus magnifique. Très centré sur les personnages, et en particulier Olwyn et Rook, le découpage est d'une fluidité remarquable, et Kerschl fait des merveilles avec un trait sobre mais expressif, des plans simples mais justes. Les couleurs de Msassyk sont renversantes, avec des nuances divines.

Mais la beauté de tout ça ne semble plus servir une histoire qui ne cesse de frustrer. Si Kerschl n'était pas impliqué dans l'écriture, on aurait le sentiment qu'il gâche son immense talent dans un récit en berne. Mais Kerschl est le co-auteur du script et sa responsabilité de narrateur est engagée dans la déception ressentie.

Peut-il y a voir encore pire nouvelle après ça ? Hé bien, oui ! Car on nous annonce à la fin de l'épisode que la série ne reprendra que cet été (pas plus de précisions, pas de date précise, pas de périodicité claire). Qu'est-ce qui prend donc tant de temps aux auteurs pour produire vingt pages ? On pourrait presque croire qu'ils improvisent et se donnent de la marge pour élaborer cinq nouveaux épisodes, un nouvel arc... Quand Brian K. Vaughan et Fiona Staples interrompent Saga pendant plus d'un an, au moins promettent-ils de revenir (car leur épopée n'est pas finie) mais en prime avec la garantie que la série a encore 54 épisodes à venir, au terme desquels elle s'achèvera. On n'a pas du tout cette garantie-là avec Isola qui sort de manière de plus en plus décousue sans un horizon défini.

C'est plus ce flou qui m'irrite que les délais, je le répète. La politesse minimale des auteurs est de donner aux lecteurs leur objectif (en termes de nombre d'épisodes, d'intrigue, de périodicité). Sinon les fans les plus fidèles ont le légitime sentiment de se sentir baladés, soumis à un calendrier improbable. Même la plus belle des séries peut ne pas y survivre.

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