mardi 14 mai 2019

L'ÂGE D'OR - VOLUME I, de Roxanne Moreil et Cyril Pedrosa


Les critiques majoritairement consacrées aux singles issues, je ne consacre plus autant de place que je le souhaiterai aux albums et en particulier à ceux de la bande dessinée franco-belge. Mais je ne pouvais faire l'impasse sur L'Âge d'Or car le premier volume du récit écrit par Roxanne Moreil et illustré par Cyril Pedrosa s'est imposé comme un instant classic. Toute la presse a loué sa qualité et c'est amplement mérité. En attendant sa conclusion l'an prochain, c'est déjà un chef d'oeuvre.

Moyen-Âge. Le roi Ronan est mort et sa fille aînée, Tilda, doit lui succèder. Sa mère ne l'entend pas ainsi et manigance pour que son plus jeune fils, plus influençable, règne. Dans cette entreprise, elle peut compter sur Loys de Vaudémont.

Ce dernier est une vieille connaissance, mais pas un ami, du chevalier Tankred de Malefort, qui accompagne avec son écuyer Bertil, Tilda. Celle-ci entend bien changer la gouvernance car elle sait le peuple accablé par les impôts.


De constitution fragile, Tilda souffre de vertiges imprévisibles au cours desquels elle a des visions incompréhensibles. Mais elle réussit à dissimuler son état à sa mère et montre un tempérament résolu pour les réformes.


Alors qu'elle se recueille sur la dépouille de son père, la princesse est surprise par son frère et sa mère auxquels les vassaux ont prêtés allégeance. Dans un accès de clémence, ils lui épargnent une exécution et la condamnent à l'exil sur l'île de Malefosse.


Econduite sous bonne garde, Tilda est sauvée par Tankred et Bertil et fuit avec eux dans la forêt d'Aumale. Mais un arbalétier la blesse en la touchant à une épaule. Son cheval s'emballe et la voici séparée de ses compagnons. Ils la retrouvent près d'une rivière où ils établissent un camp.


Après une nuit de repos et des soins rudimentaires, Tilda insiste pour reprendre la route. Tankred et Bertil la suivent dans ces bois qu'on prétend maudits. Tilda, en traversant une nouvelle rivière, tombe de sa monture et est emportée par le courant.


A son réveil, elle se trouve dans un phalanstère entièrement tenu et peuplé de femmes, dont la maîtresse, Abigaëlle, a veillé à sa guérison. Tilda retrouve vite Tankred et Bertil, capturés en la cherchant et consignés dans une baraque à l'écart mais dans l'enceinte. Bertil y fait la connaissance de Frida, qui évoque le légendaire livre de l'Âge d'Or, et lui en remet une page.


Alors qu'elle se promène dans le jardin du phalanstère, Tilda est prise d'un vertige et assiste à l'intrusion de soldats. Ils sont tués mais Janequin, fiancé d'Eloïse et coursier de Frida, aussi. Cela décide Abigaëlle à chasser ses invités pour protéger la communauté. Direction : le château du seigneur Albaret, l'ancien second du roi lors de ses campagnes. Leboîteux, rencontré sur le chemin, accompagne Tilda, Tankred et Bertil.


Albaret remet, selon la volonté de feu le roi Ronan, une carte à Tilda, indiquant la position d'un trésor, qui pourrait financer une guerre et renverser le pouvoir en place. La nuit, des serfs attaquent la demeure. Le seigneur défend sa maison et permet la fuite de ses invités, qui constate le soulèvement général. Ils gagnent Ohman où ils reconnaissent en Hellier le tabellion de la cité Frida, appelant la population à affronter l'armée. Bertil choisit d'entrer dans cette rébellion tandis que Tankred et Tilda rejoignent l'emplacement du trésor où la mère de la princesse les attend...

Il est rare, exceptionnel, de lire un ouvrage qui recueille une telle unanimité (même si, évidemment, aucune émission littéraire n'a invité ses auteurs - ne mélangeons pas la littérature "noble" avec la bande dessinée "populaire", ça risquerait de faire tâche...). Mais le résultat est tel qu'on ne peut que s'incliner.

C'est peut-être d'abord ainsi qu'il faut apprécier le titre L'Âge d'Or : non comme l'évocation d'un glorieux passé mais comme la promesse d'une production capable d'enthousiasmer spontanément et durablement comme un classique immédiat, ce livre qui vous réconcilie avec le média et doit inspirer.

Pour ma part, je me suis toujours refusé à sombrer dans un passéisme qui consiste à penser que "c'était mieux avant". Et donc quand j'ai dans les mains une bande dessinée pareille, je suis à la fois content d'en disposer mais surtout heureux qu'elle existe parce que cela prouve que, oui, il est possible que des auteurs, ambitieux mais avec le souci de pas verser dans une pose hautaine, élèvent le niveau et montrent la voie pour un Neuvième Art éblouissant et accessible.

C'est un beau livre que cet Âge d'Or, grand, volumineux (230 pages, et autant à venir pour le second volume !), aux pages magnifiques. On retient naturellement en premier cette splendeur graphique irrésistible qui laisse le lecteur repu et fasciné. Et Cyril Pedrosa n'a pas ménagé sa peine : après avoir réalisé trente-quatre pages, il a considéré que le produit ne correspondait pas à ses attentes et à celle de sa scénariste (et compagne). Il a donc tout repris en modifiant sa technique radicalement.

Pour comprendre le procédé, disons que Pedrosa a employé une technique classique, avec dessins et encrage traditionnels, puis il a scanné ses planches pour les coloriser numériquement, y compris les traits en noir. On a ainsi droit à de véritables enluminures, inspirés par les tableaux de Bruegel, un déploiement de couleurs flamboyantes, qui permet d'apprécier un impressionnant travail sur les textures, les lumières, et qui s'étend volontiers sur des pleines pages et des doubles pages, quand il ne s'agit pas d'un même plan décomposé sur plusieurs pages (comme l'ouverture de l'album, conçue initialement comme un leporello de plus deux mètres - découpé pour des raisons budgétaires afin que le livre reste abordable).

Cet exploit serait tape-à-l'oeil s'il ne servait pas la narration et innovait en se rappelant de motifs pourtant anciens. L'effet le plus sidérant consiste en une action montré in extenso dans un même plan où un personnage traverse plusieurs décors de gauche à droite de l'image, à la manière d'un plan-séquence, d'une "inter-image". Le dynamisme qui en découle et la fluidité du procédé sont confondantes, pourtant cela, Pedrosa l'a dessiné en observant justement des compositions de tableaux.

L'artiste n'est pas un réaliste : on retrouve ses personnages élancés, aux proportions subtilement exagérées, dont la complexion traduit le caractère. Tankred est un colosse humble et sage (qui a gagné en volume après la première version), Bertil est un garçon fluet et élégant avec de grands yeux curieux, Tilda n'est ni trop sexy ni vilaine mais avec une constitution trahissant ses malaises. Les trois héros de l'histoire sont merveilleusement caractérisés et connaissent une évolution sensible tout au long de leur aventure, dans un cadre à la fois épique, intimiste et politique.

Et c'est l'heure de saluer l'écriture de Roxanne Moreil, car elle n'est pas seulement la compagne et la muse de Pedrosa (à qui beaucoup attribue précipitamment la seule paternité de L'Âge d'Or). Pour son premier scénario, cette éditrice accomplit une coup de maître.

Le récit accorde une large place à l'aventure, avec ce voyage initiatique, mais il ne s'agit pas seulement de traverser des paysages, de croiser des personnages, de suivre une quête. Imaginé alors que se déroulait la campagne électorale pour les dernières présidentielles en 2016-2017, l'histoire de Moreil s'est nourrie des péripéties de campagne tout en les interprétant de manière chevaleresque.

Ainsi au début, Tilda nous apparaît-elle comme une progressiste, qui veut soulager les plus pauvres essorés par les taxes que leur infligent les nobles. Une fois dans l'enceinte du phalanstère, le doute la gagne en même temps qu'Abigaëlle l'invite à intégrer sa communauté : est-elle faite pour gouverner, au prix d'un inévitable conflit armé ? Relancée dans sa cavale et orientée dans la recherche d'un trésor de guerre (peut-être maudit), Tilda, en écoutant le tabellion Hellier haranguer la foule dela ville d'Ohman, pressent un massacre et encaisse comme une trahison que Bertil épouse la cause des rebelles, dévoilant ainsi qu'elle n'entend pas placer serfs et seigneurs à égalité.

Ce portrait en nuances intenses résume le décor, intérieur et extérieur, de l'épopée, dans un pays en mutation, en proie à des bouleversements violents (aussi bien de la part des vassaux du roi, qui massacrent les insurgés, que de la part des paysans, qui ravagent les châteaux de leurs maîtres). Le cliffhanger interroge et sidère, avec une note de fantastique, laissant le champ libre à toutes les interprétations (même si une vision de Tilda en particulier - où elle se voit dans le reflet d'une rivière avec une armure et une lance - suggère qu'il y aura effectivement une guerre, et que sur la page Facebook de Pedrosa, quelques pages non finalisées du volume II indiquent un voyage en mer).

Aussi beau que captivant, puissant que fin, L'Âge d'Or éblouie, régale, remplit, et divertit, comme seuls les très grands récits le réussissent. Son enveloppe justifie son prix (32 E, ce qui n'est pas scandaleux, vu l'épaisseur et le format). C'est un investissement solide, et une lecture jouissive. Ne passez pas à côté, d'autant que la suite et fin ne se fera pas attendre longtemps (prévue pour début 2020).  

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