lundi 1 avril 2019

BLACK HAMMER : AGE OF DOOM #9, de Jeff Lemire et Dean Ormston


Si on me demandait quels sont les scénaristes à suivre absolument actuellement, je répondrai facilement en citant Tom King (Batman, Heroes in Crisis) et Jeff Lemire. Ce dernier pour (notamment mais surtout) Black Hammer : Age of Doom. Série imprévisible et passionnante (mais pas seulement parce qu'elle est imprévisible), cette production est un tour de force constant, visuellement étonnante grâce à Dean Ormston. C'est simple : il y a elle et les autres, loin derrière.


Abe fait sa ronde de nuit dans le musée de Spyral City. Il manque de renverser le buste de l'astronaute Randall Weird, mort en mission en 1956. Dehors l'orage gronde et le tonnerre retentit.


Au même moment, dans un immeuble abandonnée, Lucy Weber écoute Talky-Walky lui résumer sa folle aventure. Mais elle refuse de croire à ses élucubrations concernant une équipe de super-héros, une réalité réécrite, et s'en va.


Sur Mars, Mark Markz découvre son vaisseau saccagé et son amant, Kev Kevz, battu à mort. Sa vengeance sera terrible : il tue tous les membres du Concile de la planète, même leur chef qui implore sa pitié en lui promettant qu'il peut revenir vivre parmi eux.


Sa rencontre avec Talky a perturbé Lucy au point qu'elle préfère quitter son boulot sur un coup de tête. De passage chez sa mère, elle fouille dans les affaires de son défunt père puis se rend au garde-meubles où sont entreposés ses autres effets.


Là, comme le lui avait dit Talky, elle trouve son marteau magique et recouvre la mémoire. Elle rejoint le robot, sur le point de se suicider, et accepte de l'aider à retrouver les autres membres du groupe.

Au début, quand Black Hammer (tout court) a démarré, je l'ai lu comme un exercice de style, brillant, mais guère plus. Jeff Lemire s'amusait visiblement beaucoup à réinterpréter de grands classiques de Dc et Marvel avec son groupe de super-héros à la ramasse dans une ferme voisine d'un patelin dont il ne pouvait s'échapper après avoir vaincu leur plus grand adversaire.

Puis, la série a entamé sa mue, de manière inattendue, en prenant un nouveau nom, Age of Doom, qui indiquait bien que ça ne rigolait plus, que Lemire avait une vraie ambition, et pas seulement celle d'être le rédacteur d'une fan-fiction sophistiquée. Comme chez les plus grands romanciers modernes, le scénariste a alors fait de sa série, de son genre, la matière de son récit : Black Hammer : Age of Doom prenait une dimension méta-textuelle fascinante et ludique, où littéralement tout était permis puisque rien n'était interdit.

Ainsi donc l'auteur décidait-il, sous nos yeux, que, quitte à s'inspirer de ce qu'il aimait, autant tout oser. Sa série ne serait pas tant une classique série d'aventures super-héroïques, mais une sorte de super-série, abolissant les frontières, dépassant les bornes, se permettant même de remplacer son dessinateur attitré par des suppléants aussi fous pour des épisodes incroyables, avant de revenir au coeur de l'intrigue initiale mais où tous les meubles auraient changé de place, où le lecteur serait le seul (ou presque) à se souvenir de ce qui était là avant - mais sans savoir pourquoi tout était bouleversé.

Jeff Lemire n'est pas un scénariste qui veut réinventer la roue au sein du système bien encadré d'une major company comme Marvel ou DC, où il a fini par se sentir à l'étroit ou trop dirigé (même s'il va s'amuser bientôt dans un crossover avec la Justice League). Non, en vérité, Jeff Lemire dissèque, autopsie, et refaçonne les comics de super-héros comme un Dr. Frankenstein, produisant une créature à la fois antique et inédite.

Parce qu'il est publié par Dark Horse, maison moins grande et rigide que les "Big Two" et qui donc peut se permettre de prendre plus de risques car ses lecteurs sont là pour ça, Lemire aborde au passage, mais pas superficiellement, des thèmes seulement pris du bout des doigts par Marvel ou DC comme l'homosexualité, l'homophobie, la mort (définitive), l'oubli, la ringardise. Il en ressort des scènes poignantes, intenses, renversantes (avec Mark Markz, Abe, Talky).

Dean Ormston n'a pas besoin lui non plus de passer pour ce qu'il n'est pas. Ce n'est pas une pointure, une star, son dessin n'a pas la séduction immédiate et absolue de certains de ses confrères. Mais son dessin est juste, il correspond à la série, et cela vaut plus que tout.

Quand, dès la première scène, on suit Abe dans sa ronde, le découpage est classique, le trait sage, l'encrage appliqué. Mais Ormston guide votre regard là où il veut que vous alliez : un buste, une plaque en-dessous, et toute une petite histoire qui vous intrigue (Randall Weird, le colonel Weird, serait mort en 1956). Plus loin, il vous serre le coeur en cadrant large la dernière étreinte tragique de deux amants martiens, victimes de leurs sentiments et de l'intolérance. Plus loin encore, du pathétique et du révoltant surgissent quand Abe se fait tabasser dans une rame de métro par deux voyous. Et quand le fantastique refait surface, lorsque Lucy Weber redevient Black Hammer, l'effet est saisissant parce que, justement, il s'est fait attendre.

L'art du dosage d'un côté, avec la partie visuelle, et l'imagination débridée de l'autre, dans l'écriture, voilà les ingrédients du cocktail magique de Black Hammer : Age of Doom.

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