lundi 11 février 2019

POUPEE RUSSE (Netflix)


Poupée Russe (Russian Doll) est une autre excellente surprise de ce début d'année en provenance de Netflix. En huit épisodes d'une durée minime (entre 25 et 30 minutes), l'actrice-scénariste Natasha Lyonne avec Amy Poehler et Leslye Headland vont vous en faire voir de toutes les couleurs. La série est un hommage irrésistible mais aussi complexe à Un Jour sans fin, dont elle reprend le principe narratif, naviguant entre comédie et existentialisme avec une épatante spontanéité.

 Nadia Vulvokov (Natasha Lyonne)

Nadia Vulvokov travaille comme programmatrice dans une société de jeux vidéos. Pour ses 36 ans, ses deux meilleures amies, Maxine et Lizzy lui ont organisée une fête. Mais cela lui rappelle surtout qu'elle a désormais dépassé l'âge de sa mère lorsqu'elle est morte. Ivre, Nadia fuit ces mondanités au bras de Mike. En voyant de l'autre côté de la rue son chat, Flocon, elle traverse et se fait renverser par une voiture... Morte, elle se réveille pourtant à la fête de Lizzy et Maxine !

 Mike et Nadia (Jeremy Bob et Natasha Lyonne)

En croyant d'abord à un mauvais trip, Nadia connaît plusieurs fois une expérience similaire à la fin de laquelle elle passe de vie à trépas puis ressuscite. Comprenant qu'elle est piègée dans une boucle temporelle, elle cherche à résoudre ce mystère.

Alan Zaveri (Charles Barnett)

Ce qu'ignore Nadia, c'est qu'un jeune homme qu'elle ne connaît pas traverse la même épreuve : Alan Zaveri, le même soir, s'apprête à demander en mariage sa petite amie, Beatrice, avant de découvrir qu'elle le trompe avec un de ses professeurs - qui n'est autre que Mike, l'amant éphémère de Nadia. Lui aussi entreprend d'enquêter sur cette anomalie aux allures de calvaire.

Alan et Nadia

Les routes de Nadia et Alan finissent par converger dans un refuge pour SDF où dort "Horse", qui a recueilli Flocon, le chat de Nadia et à qui Alan a donné la bague qu'il voulait offrir à Beatrice. L'ascenseur du refuge fait une chute mortelle mais qui permet à Nadia et Alan de saisir qu'ils vivent la même situation paranormale.

"Horse", le chat Flocon et Nadia (Brendan Sexton III et Natasha Lyonne)

Nadia et Alan scellent une alliance pour se sortir de ce piège et elle l'entraîne à sa soirée d'anniversaire. Nadia tente de se racheter auprès de John Reyes, son amant, tandis qu'Alan règle ses comptes avec Mike. Mais cela ne suffit pas.

Maxine et Lizzy (Rebecca Henderson et Greta Lee)

Nadia a ensuite l'intuition que tout s'est joué lors de leur première mort. Elle se souvient bien de la sienne, mais pas Alan, qui s'était soûlé après avoir découvert l'infidélité de Beatrice. En ressassant cela, il reconstitue la suite de sa soirée et Nadia déduit qu'il s'est suicidé en se jetant du toit de son immeuble.

Nadia et John Reyes (Natasha Lyonne et Yul Vasquez)

Tandis que le passé commence à faire sens, Nadia et Alan s'accordent sur un point : ils doivent mutuellement s'empêcher d'être tuer ou de se tuer. Ensuite, il s'agit de faire la paix avec eux-mêmes. Autrement dit résoudre paisiblement de plus ou moins vieux contentieux personnels. 

Nadia et sa tante, Ruth Brenner (Natasha Lyonne et Elizabeth Ashley)

Alan en profite donc pour accepter sa rupture avec Beatrice et la laisser vivre heureuse avec Mike. Pour Nadia, c'est un peu plus délicat car elle culpabilise au sujet de la mort précoce de sa mère : en se confiant à sa tante, Ruth Brenner, psychanalyste, elle admet n'être pour rien dans la dépression suicidaire de Lenora. Ne reste plus à Nadia et Alan qu'à se retrouver là où ils se sont croisés la première fois, en ignorant tout l'un de l'autre, dans l'épicerie d'un ami commun...

Ce qui séduit d'emblée avec Poupée Russe, c'est sa densité derrière son apparente légèreté. Pendant les deux premiers épisodes, on rit de bon coeur aux morts multiples et absurdes subies par Nadia, avant qu'au troisième chapitre, un rebondissement ne vienne tout faire basculer.

On se croyait parti pour une comédie surréaliste largement inspirée d'Un Jour sans fin (Harold Ramis, 1993), avec le risque que le procédé lasse vite car n'étant ni original ni apte à tenir huit épisodes consécutifs. Et puis, voilà qu'on découvre que Nadia n'est pas la seule dans cette boucle temporelle à décéder et ressusciter, sans comprendre pourquoi et sans savoir comment s'en échapper.

Car, malgré l'abattage sidérant et drôlatique de Natasha Lyonne, vedette/co-créatrice/co-scénariste du show, le propre de la boucle, c'est de tourner en rond etle comique de répétition a des limites. Mais en partageant l'intrigue, Lyonne, avec ses deux partenaires, la comédienne Amy Poehler et la showrunner Leslye Headland, loin de la diluer, l'enrichit, la compléxifie et lui donne une profondeur vertigineuse, la transforme en un jeu d'esprit captivant, troublant, aussi ludique que philosophique.

Pourtant, à bien y regarder, une partie de la solution est déjà dans la présentation de l'héroïne : Nadia Vulvokov est programmatrice de jeux vidéos et la série en emprunte les codes, avec ses paliers à franchir, ses pièges, ses "game over", ses trophées remportés, etc. Avec Alan, elle gagne un partenaire pour ces parties, sans que cela devienne un argument romantique (bon, ils couchent une fois ensemble, mais c'est moins par attirance que pour tester les conséquences sur leur situation), et une sorte d'adjoint pour ses investigations.

Il s'agit de cracker le code, de découvrir la pièce secrète, la clé qui ouvrira la porte, les libérera de cet imbroglio fantastique et cauchemardesque. Comme le dit l'accroche de la série, "mourir est facile. C'est vivre qui est difficile". Et vivre, c'est traîner derrière soi des frustrations, des chagrins, des regrets. En s'y  confrontant d'abord puis en prenant sur soi de les solder ensuite, ce qui n'est pas sans mal, on peut à nouveau avancer. Vivre enfin.

Les maux dont sont lestés les deux héros sont de nature et de poids différents mais pas moins douloureux : Alan subit une terrible déconvenue sentimentale qui dévaste sa routine et détruit son avenir, Nadia n'a toujours pas règlé un vieux complexe qui la fait se sentir coupable de la mort d'une mère sujette à la dépression. Alan doit faire table rase du présent pour son futur. Nadia doit liquider son passé (passif) pour aller de l'avant.

Le scénario progresse en semant des indices qui perturbent rétrospectivement : par exemple, à chaque résurrection, ce qui vit se dégrade - les fruits pourrissent, des invités à la fête manquent (jusqu'à ce que seule Lizzy danse seule dans son appartement vide), même Nadia et Alan finissent par revenir de moins en moins en forme (ils saignent du nez entre autres). En parallèle, cette boucle temporelle compte des constantes : le SDF, inquiétant et comme déjà hors-monde, le chat de Nadia, la mouche dans la salle de bain d'Alan, le miroir dans les WC de chez Lizzy, l'épicerie de l'ami commun de Nadia et Alan, l'ancien temple juif reconverti en immeuble où habite Lizzy... Sont comme autant de signes, parfois trompeurs, parfois déterminants, pour cerner la bizarrerie du piège.

A 39 ans (quasiment l'âge de son personnage donc), Poupée Russe marque l'improbable retour en force de Natasha Lyonne, qui avait complètement disparu des radars après un prometteur début de carrière il y a une vingtaine d'années, quand Woody Allen la fit débuter dans Tout le monde dit I love you (1996). Elle s'était ensuite investie dans des productions indés puis la saga American Pie.

En initiant ce projet, Lyonne s'est taillée un rôle en or, sur-mesure : sa gouaille, son débit de mitraillette, son allure qui évoque la Rebelle de Pixar avec un caractère de geek sarcastique, est une vraie tornade. Elle est irrésistible puis touchante. Sa prestation est aussi remarquable que celle de Rachel Brosnahan l'an dernier dans The Marvelous Mrs. Maisel (donc elle peut rêver raisonnablement à un futur Emmy award).

Je ne connaissais pas Charles Barnett mais son interprétation d'Alan est aussi formidable. En amoureux obsédé par le contrôle et l'ordre mais terrassé par une déconvenue sentimentale, il joue un parfait contrepoint à l'énergie de Lyonne. Son rôle est plus ingrat dans la mesure où on hésite à le considérer comme une victime ou un gentil couillon trompé par une pimbêche, mais la dignité avec laquelle il s'empare de sa partition force le respect et il existe vraiment face à sa volcanique partenaire.

Les seconds rôles sont également parfaits, parfois plus grossièrement caractérisés mais mémorables aussi pour cela (Jeremy Bob, John Reyes et Elizabeth Ashley sortent du lot, et la présence lors des deux derniers épisodes, dans des flash-backs de Chloë Sevigny, est un sympathique bonus).

Portée par une bande-son entêtante à souhait et une réalisation fluide et sans fioritures, Poupée Russe s'apprécie comme les matriochkas auxquelles elle se réfère : inattendue, imprévisible, passionnante.

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