mardi 2 octobre 2018

MANIAC (Netflix)


Encore une fois, Netflix frappe un grand coup avec cette mini-série en dix épisodes (qui n'aura pas de suite). Rien que son casting et son réalisateur (derrière la caméra durant toute la saison) suffisent à qualifier le projet d'événement. Mais Maniac ne se résume pas à un super-production avec Emma Stone et Jonah Hill sous la direction de Cory Joji Fukunaga : c'est en vérité une sorte de film de quasiment sept heures et un programme complètement renversant déjà culte.

 Owen Milgrim et sa mère (Jonah Hill et Trudie Styler)

Atteint de schizophrénie mais ne prenant plus son traitement, Owen Milgrim est le vilain petit canard de sa richissime famille. Amoureux de sa belle-soeur, il doit témoigner en faveur de son frère, Jed, marié à celle-ci, dans une sordide affaire de harcèlement sexuel au travail, en lui fournissant un alibi devant la cour de justice. Licencié de son travail en raison de ses troubles du comportement et de la crise économique, Owen se porte volontaire pour un essai pharmaceutique expérimental de trois jours aux laboratoires Neberdine. Il y rencontre Annie, une fille dont il a déjà vu le visage sur des panneaux publicitaires et qu'il prend pour son intermédiaire pour une mission secrète. 

Patricia Lugo et Annie Landsberg (Selenis Leyra et Emma Stone)

Annie Landsberg vit en co-location avec plusieurs autres jeunes de son âge mais elle est menacée d'expulsion car elle ne paie plus sa part du loyer depuis trois mois, faute d'avoir décroché un nouveau job. Son père, avec lequel elle est brouillée depuis la mort de sa soeur cadette dans un accident de la route (qu'elle a causé) et le départ de sa mère, vit isolé dans un caisson installé dans l'arrière-cour de sa maison et accepte néanmoins de lui prêter de l'argent pour un voyage. En vérité, elle le dépense pour s'acheter des pilules produite par les laboratoires Neberdine. Apprenant que ceux-ci recrutent des volontaires pour des tests, elle fait chanter une des responsables des admissions, Patricia Lugo (en lui faisant croire que des complices tueront sa famille) et intègre le programme.

Les patients "impairs" de l'essai clinique de Neberdine

Comme tous les autres patients, Annie passe un entretien individuel avec le Dr. Robert Muramoto, responsable de l'essai, qui les interroge sur leurs motivations et leurs troubles. Il demande à Owen de raconter sa pire soirée, soit le moment où son frère Jed a demandé sa fiancée en mariage. Puis lors de son tête-à-tête avec Annie, Muramoto est victime d'une crise cardiaque. Elle pense d'abord qu'il la fait marcher puis demande son aide à Owen. Annie en profite pour glisser son dossier parmi ceux des volontaires retenus. Mais elle ne signale pas le décès du docteur.

Owen, le lémurien et Annie (Jonah Hill et Emma Stone)

L'essai comporte trois étapes, correspondant à l'ingestion de trois pilules différentes avec l'ambition de guérir le malheur. L'assistante de Muramoto, Azumi Fujita, procède à la première étape avec la pilule A pour les volontaires portant un numéro impair. Annie et Owen sont de ceux-là. Et, inexplicablement, les voilà transportés, au cours de leur sommeil, dans le Long Island des années 80, formant un couple et impliqués dans une délirante aventure de vol d'un lémurien à des fourreurs clandestins. 

Arlie, Robert Muramoto et Ollie (Emma Stone, Rome Kanda et Jonah Hill)

Après cette première expérience, le corps de Muramoto, dans son bureau, est découvert par un infirmier et Azumi. Elle décide d'appeler pour le remplacer le Dr. James Mantleray, qui fut son amant, et surtout le concepteur de l'Intelligence Artificielle GRTA, qui gère les résultats des étapes de l'essai. Ils choisissent de mentir aux patients au sujet de Muramoto en racontant qu'il a été appelé pour une urgence familiale - ce qui, évidemment, ne trompe pas Annie et Owen. Mais déjà, ils sont appelés pour la prise de la pilule B. A nouveau, en rêve, ils sont réunis, cette fois, dans les années 40, dans la peau de deux escros, Arlie et Ollie, qui participent à une séance de spiritisme dans un manoir pour y dérober une page inédite du "Don Quichotte" de Cervantes, supposée rendre fou quiconque la lira. 

Owen et Annie (Jonah Hill et Emma Stone)

En vérifiant les relevés des volontaires "impairs", James et Azumi s'aperçoivent des concordances entre les "réflexions" d'Owen et Annie. Azumi s'interroge sur une possible manipulation des données par GRTA dont elle a reconfigurée l'intelligence en s'inspirant des livres de la mère de James, Greta, une thérapeute célèbre avec laquelle il est en froid. Cependant, troublés par ce qu'ils ont partagé durant les deux premiers tests, Owen et Annie confrontent leurs sentiments : il tombe amoureux d'elle qui tente de la raisonner en considérant leurs problèmes comportementaux.

Greta Mantleray (Sally Field)

Greta Mantleray accepte de venir aider son fils à corriger l'attitude de GRTA en se connectant à l'ordinateur pendant la dernière étape de l'essai. L'effet est immédiat puisque, cette fois, Annie et Owen sont séparés en rêve : elle évolue dans un monde inspiré de l'heroic fantasy sous le nom d'Annia guidant sa soeur Ellia malade vers une source magique, il devient le fils d'un caïd de la pègre tout en collaborant avec le FBI pour le faire arrêter.

James Mantlerey et Azumi Fujita (Justin Theroux et Sonoya Mizuno)

Owen trahit sa famille mafieuse au péril de sa vie avant de s'enfuir pour rejoindre le monde imaginaire d'Annia qui refuse d'abandonner Ellia (comme dans la réalité où elle n'en a jamais fait le deuil). Mais Owen est éloigné d'Annia quand Azumi et James se rendent compte que Greta influence GRTA, endeuillée depuis la mort de Muramoto et qui cherche à unir les patients durant leurs réflexions.

Annie et Owen (Emma Stone et Jonah Hill)

Et Owen retrouve finalement Annie dans un nouveau cadre. Il est un espion islandais jugé pour trahison devant le comité de sécurité des Nations-Unies car il a accidentellement sympathisé avec un extraterrestre et facilité l'invasion imminente de la Terre. Elle est un agent de la CIA chargée de le protéger à tout prix pour le mener à son frère, Jed, et sauver la planète tandis qu'elle retrouve sa soeur et consent enfin à lui dire adieu. Déconnectée de GRTA, Greta supplie alors James et Azumi de stopper l'essai au nom de l'éthique.

Annie et Owen... Guéries ?

James éteint GRTA puis les volontaires sont remerciés pour avoir contribué à la recherche d'un prochain remède contre le malheur. Ils se dispersent tandis que Mantleray et Fujita sont renvoyés par la direction de Neberdine. Annie se réconcilie avec son père. Owen refuse finalement de couvrir son frère au tribunal. Quelques mois plus tard, Annie apprend par la presse qu'il s'est fait interner et va le convaincre de s'enfuir. Ils partent en direction de Salt Lake City, où Annie et sa soeur se rendaient avant l'accident qui coûta la vie d'Ellie.

Peut-on guérir du malheur ? Ou bien le véritable remède à nos malheurs est-il de trouver son ami, voire son âme soeur ? C'est autour de ces questions que tourne Maniac, qui, contrairement à ce que son générique laisse croire, n'est pas une "création originale Netflix" mais l'adaptation d'une série norvégienne. Faute, toutefois, d'avoir vu cette dernière, on s'en tiendra à l'analyse de la production créée par le scénariste Patrick Somerville (un des auteurs de The Leftovers) et dirigée par Cory Joji Fukunaga (le réalisateur de True Detective).

C'est un projet fou mais qui donne davantage l'impression d'avoir été conçu comme un grand film qu'une véritable suite de dix épisodes (à la manière de The OA). Résumer l'intrigue permet déjà d'en mesurer l'extravagance et l'ambition : cela démarre comme le portrait croisé de deux doux dingues, chacun à sa manière marginal - Owen dans une famille bourgeoise aux conventions étouffantes, Annie composant avec une dépression découlant d'un drame personnel - puis on croit ensuite assister à une critique sur les abus de la pharmacologie - avec ses cobayes un tantinet escrocs et ses docteurs mabouls - et ensuite... Tout part franchement en vrille.

D'aucuns jugeront que la série démarre vraiment avec les fameuses "réflexions", ces rêveries chimiquement aidées dans lesquelles Annie et Owen partagent de folles aventures, jouent des rôles hauts en couleurs et interrogent le téléspectateur sur ce que ce show veut dire. Gros délire absurde ? Sommet de non-sens jubilatoire ? Grand n'importe quoi fumeux ? A vrai dire, un peu de tout ça. En surface en tout cas...

Car le script regorge de symboles, plus ou moins, discrets et dispose des éléments expliquant les véritables causes des troubles de nos deux héros. Annie ne se pardonne pas des mots très durs adressés à sa soeur cadette alors qu'elle venait de lui annoncer son déménagement puis l'accident de la route dans lequel Ellie trouvera la mort à cause d'un manque de vigilance au volant de son aînée. Owen culpabilise à la perspective de la condamnation de son frère Jed mais aussi parce que, s'il veut éviter cela, il doit mentir dans un tribunal et (sans doute encore pire) devant sa belle-soeur dont il est secrètement épris.

Téléportés dans les années 80 pour récupérer un lémurien volé par des fourreurs clandestins à une vieille dame morte à l'hôpital et promis à la fille de celle-ci, Annie conduit ce premier acte en entraînant Owen dans une histoire qui évoque celle d'Arizona Junior des frères Coen. On y trouve le même humour potache, les mêmes situations grotesques, le même rythme effréné, et les looks de l'époque (avec brushing et coupe mulet d'usage) contribuent à rendre cela irrésistible. Aucun sens ? Sauf si on retient que cela cache un fantasme d'Annie sur le passé de l'homme lié à l'accident qu'elle a eu avec sa soeur.

Puis, dans le cadre des années 40, le duo joue la partition d'un film de série noire fantastique, citant Cervantes et procurant à son "Don Quichotte" des pouvoirs magiques terribles. Tout y est : la femme femme fatale, l'escroc élégant, la relique mystérieuse, l'ambiance envoûtante, et même une danse improvisée (comment ne pas penser alors à La La Land puisque l'actrice est la même)... Tout, dans Maniac, est dans le sous-texte et la dimension métaphorique : une page d'un célèbre roman pourrait rendre fou, mais elle figure dans une sous-intrigue elle-même déjà folle, imaginée conjointement par deux patients atteints de troubles psychologiques. La fantaisie peut-elle guérir de la folie en somme ? Ou n'est-ce qu'une bataille contre des moulins à vent ? En vérité, Annie et Owen ne sont pas fous, "maniaques" au sens péjoratif du terme : ils ont juste plus de mal à supporter leurs souffrances dans un monde qui prône la normalisation des individus - alors que ce sont nos failles et nos différences qui font notre humanité.

On monte d'un cran encore quand Owen devient le rejeton d'un caïd de la pègre qui se prend pour un "perceur de secrets" au sens propre (puisqu'il perfore le crâne des supposés traîtres avec une perceuse électrique) alors qu'Annie est projetée dans un décor digne du Seigneur des Anneaux en "half-elf" alcoolique et en plein déni face à la mort de sa soeur. Lorsqu'on atterrit justement dans cet univers d'heroic fantasy, c'est parce qu'il s'agit d'un cadre qu'appréciait la soeur d'Annie : en s'y projetant, Annie souhaite à la fois retrouver celle dont elle essaie de faire son deuil et de se réconcilier avec sa soeur parce qu'elle ne l'a pas fait de son vivant.

Et pour finir en beauté, on pense à Dr. Folamour de Kubrick quand Annie sauve Owen qui est pourtant impliqué dans une fin du monde par des extraterrestres... A moins qu'il ne réussisse à aligner un Rubik's cube ! Complètement fou, riche en action, mais aussi poignant derrière la rigolade. Mais si Owen s'imagine en héros de film d'invasion extraterrestre, ce n'est pas non plus gratuit : il aimerait juste prendre les commandes de son existence et lui donner un sens. Comme Annie, il a grandi en consommant de la pop culture, des films, des séries, des BD, et son subconscient est nourri de ces références. Il ne fait que s'y intégrer en se donnant le beau rôle, tandis que dans la vie réelle il se déprécie ou est rabaissé par son entourage.

Après tout ça, la dispersion des volontaires de cet essai clinique peu orthodoxe, mais dont la série se fiche de critiquer les excès (parce qu'ils sont évidents et que les showrunners ont compris qu'il était inutile de l'expliquer aux téléspectateurs) risque de provoquer une déception. Sauf que, précisément parce que Maniac a été prévu comme sans suite, les auteurs ont préféré une happy end, déjouant à nouveau les pronostics, avec une morale simple mais malicieuse : l'amitié (l'amour peut-être, si affinités) est le vrai remède contre le malheur. Annie le dit d'ailleurs à Owen qui lui demande pourquoi elle le fait s'évader d'un asile : "c'est à cela que servent les amis."

La série, vous l'aurez donc compris, s'intéresse à la nature des émotions des deux héros et aux multiples personnalités qui s'affrontent en eux. Les scientifiques, comme leurs cobayes, rejettent les voies thérapeutiques classiques, mais pas pour les mêmes raisons. Les laborantins croient à une cure chimique, un traitement médical. Les patients apprennent à s'épauler les uns les autres dans cette expérience pour aller de l'avant. La question est moins "peut-on guérir le mal-être ?" que "doit-on le guérir ?", et la série y répond de façon ludique en alternant les allers et retours des personnages entre le réel et leurs mondes intérieurs puis en verbalisant ces voyages. Leurs "trips" intérieurs sont alignés sur leur évolution intime, même dans les épisodes les plus farfelus (où la comédie aide à revenir sur des mésaventures dramatiques) - plus ça dérape, plus ça devient personnel, plus les émotions s'extériorisent et deviennent réelles. Ils en sortent changés, non pas tant grâce aux pilules et au staff, mais parce qu'ils se mettent à nu, se soutiennent, se trouvent, et partagent leurs fantasmes et leurs souvenirs. Mais l'aspect romantique demeure platonique : lorsqu'on les quitte, ces deux êtres en souffrance sont connectés mais savent qu'il leur faudra du temps pour envisager d'aller plus loin ensemble.

La réalisation de Fukunaga a compris que partir des situations personnelles pour définir les états d'âme était trop délicat : le cinéaste a préféré une approche plus onirique pour traduire en images ce qui se passe dans la tête d'Annie et Owen afin de dépeindre leur quotidien. C'est ainsi qu'on accède avec eux à leur vérité profonde, en se projetant aisément dans ces fictions. Et le plaisir de naviguer dans le film noir, la comédie des années 80, la fresque fantastique, la SF fait le reste. On pense à Michel Gondry mais aussi à Woody Allen. Maniac est elle-même un objet pop culturel qui en exploitant ce phénomène s'y inscrit.

Porté par cette série "feel-good" et mélancolique à la fois, rétro et légèrement futuriste, constamment décalée, les acteurs ont l'occasion de se laisser aller à des compositions savoureuses, comme Justin Theroux absolument dément en fils à maman en proie au complexe du démiurge, Sally Field en thérapeute manipulatrice, Sonoya Mizuno en assistante tiraillée entre ses sentiments et son ambition, ou Jonah Hill, délesté de plusieurs kilos et comme flottant dans ce tourbillon émotionnel. Toutefois, ne nous y trompons pas, et Fukunaga l'a bien compris, la reine de Maniac est Emma Stone : avoir une actrice oscarisée est bon pour la promotion, mais, surtout, quand elle a une palette de jeu aussi insensé que la star de Magic in the moonlight, ça devient un atout considérable, un exhausteur énorme. Elle est tout bonnement fabuleuse dans tous les registres, et élève le niveau de la production vers des cimes insoupçonnées. Drôle, bouleversante, crédible en tueuse comme en voleuse, sexy ou vulgaire, il faut la voir fumer la pipe avec un flegme inébranlable ou tuer des créatures invisibles en soupirant que ses exploits sont toujours sans témoins.

Maniac est un trip sensible et renversant, très amusant et bizarre, un vrai ovni, aux formats aussi changeants (on passe d'épisodes de cinquante minutes à trente) que sa nature même. Vous n'avez jamais vu ça. Et c'est pour ça qu'il faut que vous le voyiez !  

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