mercredi 20 décembre 2017

SOLO #6 : JORDI BERNET


Avec le #5 (consacré à Darwyn Cooke), ce numéro 6 de la collection des Solo, éditée par Mark Chiarello en 2005, était celui que je désirais le plus lire un jour, et c'est enfin chose faite. DC Comics a donc donné carte blanche au génial dessinateur espagnol Jordi Bernet pour un recueil d'histoires courtes écrites par ses amis et qui permet d'apprécier l'étendue de son talent.


- Back Bone (écrit par John Arcudi). Mrs. Chisolm et sa jeune fille Lainie hébergent Mr. Rayburn  chez elles. C'est un bien curieux locataire qui intrigue vite l'adolescente et qui lui déplaît à cause de sa manière de s'exprimer comme s'il posait toujours des questions et aussi pour sa mauvaise odeur. C'est ce dernier point qui va l'amener à découvrir son secret lorsqu'elle surprend un soir Rayburn quittant sa chambre par la fenêtre tel un mollusque alors que son lit repose son squelette ! Les morts de plusieurs cochons dans les fermes alentours conduisent Lainie à penser que l'homme les tue et elle va alors trouver un moyen de le confondre tout en convainquant sa mère, de manière imparable, de la monstruosité de son locataire...

On démarre avec cet étrange récit imaginé par un scénariste habitué au fantastique puisque John Arcudi est un collaborateur de Mike Mignola (le créateur de Hellboy). Une scène suffit à l'auteur et Jordi Bernet pour installer une atmosphère bizarre et surchauffée où la narratrice est une jolie adolescente. 

Le duo nous laisse d'abord croire à un fantasme de jeune fille puis lorsqu'on découvre avec elle le secret du mystérieux Mr. Rayburn, tout bascule. Il ne s'agit pas tant d'effrayer que de susciter le malaise et même la fascination pour cette créature improbable lié à des meurtres porcins. On devine que tout cela se passe dans le passé, les années 50-60 probablement, mais ce n'est pas si important car les monstres sont de tous temps.

Bernet excelle à croquer les belles femmes, de tous âges, tout comme les hommes les plus repoussants, et sa science du découpage produit une tension immédiate. Le dénouement, comique, absurde, grotesque même, n'en est que plus efficace. 


- Drive (écrit par Joe Kelly). Harrison et sa femme Loretta se disputent à propos du caractère envieux de celui-ci et de l'insatisfaction chronique de celle-ci tandis que se noue, dans le Las Vegas des années 50, un drame passionnel entre un animateur de télé séducteur et sa première conquête devenue star de cinéma. Jaloux de son succès et redoutant qu'elle le quitte ou ne le trompe, il finira par la tuer puis enterrera son corps dans le désert du Nevada.

Si on peut déplorer que la majorité des histoires de ce numéro soit en couleurs, c'est bien parce que Bernet est un virtuose du noir et blanc, comme il l'a prouvé tout au long de la série Torpedo sur laquelle il succéda à Alex Toth, un autre maître (qui abandonna le titre car il n'appréciait pas la violence des scripts de Enrique Sanchez Abuli). Aussi faut-il apprécier ce deuxième récit.

La narration de Joe Kelly est très originale et même déroutante au début puisque le lecteur assiste à une passion tragique en même temps qu'il lit le dialogue d'un couple hors-champ qui dégénère en dispute. Le procédé prend tout son sens quand on saisit que ce qui se dit d'un côté rebondit sur ce qui se joue de l'autre.

Les retrouvailles d'un animateur télé avec une actrice dont il fut l'amant et qui rallume la flamme de leur amour avant de provoquer sa jalousie sentimentale et professionnelle jusqu'au meurtre, dans le cadre du Las Vegas des années 50, sont promptes à évoquer chez le lecteur tout l'imaginaire véhiculé par cette époque et ce décor, celui du "Rat Pack" (la bande de Frank Sinatra avec Dean Martin, Sammy Davis Jr.), des casinos, de la mafia, du désert du Nevada où bien des corps furent enterrés après des assassinats.

Le décalage entre cette passion dramatique et les motifs dérisoires, pathétiques, de la dispute de Harrison et Loretta permet à chaque partie de gagner en intensité : plus l'échange entre le couple hors champ se tend, plus la liaison entre celui à l'image dégénère.

Bernet illustre ça à la perfection, dosant magistralement ce crescendo romantique et romanesque, avec ce trait vif et précis à la fois, qui sait exploiter la lumière émanant du blanc même de la planche et de noirs profonds dans le choix des vêtements (le smoking, la robe du soir), du jour et de la nuit, des intérieurs et des extérieurs (sublime dernière page dans le désert). Somptueux.


- Old Dog New Trick (écrit par Andrew Helfer). Dans un pénitencier d'Amérique latine, quatre vieux détenus, là depuis trente-cinq ans, survivent tranquillement en sachant se tenir à l'écart des règlements de compte, coups fourrés, trafics et autres mutineries... Jusqu'au jour où le gouvernement local est renversé par l'armée. Ils sont alors conduits auprès du général Ramirez qui a conduit la révolution et les absout de leurs crimes passés à condition de rejoindre ses rangs. Mais ils déclinent l'offre et l'assassinent pour continuer de profiter du gîte et du couvert de la prison. 

Une petite nouvelle croustillante à souhait que ce chapitre dont le titre équivaut à notre expression "ce n'est pas au vieux singe qu'on apprend à faire la grimace". Andrew Helfer nous présente d'abord une galerie de vieux taulards dont la sagesse est très ambivalente, comme ce coiffeur-barbier qui égare ses rasoirs "coupe-chou" servant à d'autres détenus à égorger leurs rivaux ou ce réparateur de radio à se tenir au courant de ce qui se passe dans les cellules pour se prévenir des ennuis.

Puis, tandis que cette bande de vétérans derrière les barreaux depuis une éternité dispute une partie de cartes dans la prison surchauffée, la politique s'invite au menu, une révolution a gagné le pays d'Amérique latine (qui n'a pas besoin d'être nommé pour qu'on puisse laisser au lecteur la liberté de le situer) et les parias d'hier sont rappelés par un général à devenir les nouveaux héros de la nation. Sauf qu'ils ne le veulent pas, préférant vieillir tranquille, et achevant le militaire dans une copie de l'assassinat de César.

Jordi Bernet s'amuse visiblement autant que nous avec cette formidable fable, cynique et hédoniste à la fois, qui tourne en dérision les coups d'état, l'héroïsme des révolutionnaires parvenus, l'ordre et le chaos, la soumission et la survivance. Il croque généreusement des tronches mémorables et son découpage sait tirer avantage d'une action exclusivement en huis-clos sans même que le lecteur s'en rende compte du premier coup. Jubilatoire.


- The Stalking Horse (écrit par Chuck Dixon). En Août 1851, dans les montagnes du Colorado, Philip Starlighter rencontre un pèlerin à la nuit tombée devant un feu de bois. Défiguré sur la moitié du visage, il lui raconte dans quelles circonstances il a été blessé : quelques années plus tôt, il chassait l'ours avec son frère cadet Zachariah lorsqu'un grizzly les attaqua par surprise. Zach fut tué par la bête et leur guide, Silver Goose, prit la fuite. Phil se remit lentement pour mieux traquer Goose puis le grizzly. C'est alors que l'ours surgit, attiré par un macabre appât.

Dans sa longue carrière, Bernet a déjà préalablement travaillé pour DC Comics en dessinant quelques épisodes fameux du western Jonah Hex, écrits notamment par Jimmy Palmiotti et Justin Gray (c'est un point commun qu'il partage avec Darwyn Cooke). Il était donc impensable qu'une des histoires de ce Solo ne se déroule pas dans cet univers qu'il maîtrise si bien.

Avec Jonah Hex, le récit concocté par le vétéran Chuck Dixon partage bien des choses, à commencer par la défiguration subie par son héros, un chasseur animé par une vengeance démente, à la démesure de son impressionnante mutilation. Le scénario est prétexte à un flash-back impressionnant par son art de l'ellipse et son pouvoir de suggestion. Le lecteur est immergé dans un cauchemar oppressant, tellement qu'on peut penser que sa narration est altérée par la folie de son personnage principal.

Mais l'énormité de l'argument, des scènes-clés, et le climax final passent comme une lettre à la poste grâce à l'énergie du dessin, débarrassé de toutes fioritures. La densité du propos est contenue et servie par l'art de Bernet à faire tenir un maximum d'informations en peu de place sans sacrifier l'essentiel. Tout simplement bluffant.
   

- Poison (écrit par Brian Azzarello). Gotham City, une nuit. Poison Ivy attire Batman dans un piège en séquestrant un botaniste. Elle veut en vérité tester le justicier et l'attirance sexuelle qu'elle exerce sur lui. Batman perd ses nerfs et gifle Poison Ivy pour la neutraliser, prouvant ainsi qu'elle avait raison de le considérer comme un mâle ne pouvant s'affirmer qu'en dominant une femme.

Le plus controversé des épisodes de ce recueil est pour la fin : en effet, l'histoire écrite par Brian Azzarello a suscité des réactions tranchées parmi les lecteurs, même ceux habitués à sa prose sans concessions.

Cet affrontement entre Batman et Poison Ivy est un subterfuge car il déplace la bataille sur un autre plan physique que celui auquel les comics nous habituent. Tout ici est explicitement une affaire de sexe et de domination, et c'est cela qui a tant dérangé. Poison Ivy provoque volontairement son adversaire moins pour gagner que pour prouver une thèse : elle excite Batman pour lui faire perdre les pédales et observer sa réaction. Il répond de manière machiste et violente et cela semble plaire à la séduisante méchante.

Le trouble qu'engendre cette issue au combat a de quoi interroger en effet : Poison Ivy est-elle une sado-masochiste ? Ou Azzarello sexualise-t-il autant ce duel de manière complaisante ? Batman est-il un macho incapable de maîtriser une femme autrement qu'en la maltraitant et sa brutalité traduit-elle son désir évident mais refoulé ?

Je laisse à chacun la liberté d'apprécier en comprenant le malaise que cela peut produire. Il n'empêche, l'audace du traitement et l'extraordinaire sensualité dont Bernet dote Poison Ivy en font un objet fascinant même si moralement équivoque.

En cinq volets, ce Solo #6 permet en tout cas de goûter à toutes les facettes du talent de Jordi Bernet, dans un cadre idéal. Quel regret qu'un pareil projet n'ait jamais été reconduit avec d'autres artistes depuis 12 ans... 

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