vendredi 13 octobre 2017

UN ELEPHANT CA TROMPE ENORMEMENT / NOUS IRONS TOUS AU PARADIS, d'Yves Robert

Après avoir évoqué la mémoire de Jean Rochefort, il fallait que je revois au moins quelques-uns de ses films pour en rédiger la critique, saluer son travail, ses collaborations. L'évidence porta mon choix sur le diptyque Un Elephant ça trompe énormément-Nous irons tous au paradis, que le poids des années et les rediffusions n'ont pas altéré et dans lequel le comédien, bien entouré, est fantastique. Ce sont deux longs métrages chers à mon coeur, liés à bien des souvenirs personnels, mélancoliques et gaies, et si vous ne les avez pas vus, j'espère que je vous donnerez envie de les découvrir.


Commençons par Un éléphant ça trompe énormément, sorti en 1976.

Charlotte (Anny Duperey)

La quarantaine, employé dans un ministère, marié et père de deux filles adolescentes, Etienne Dorsay voit son existence basculer lorsqu'un jour, dans le parking de son lieu de travail, il aperçoit une superbe inconnue en robe rouge dont il tombe inéluctablement amoureux. 

 Marthe et Etienne Dorsay (Danielle Delorme et Jean Rochefort)

Avant de découvrir qu'elle se prénomme Charlotte et qu'elle a été choisie comme égérie d'une campagne publicitaire pour le ministère et la promotion d'un emprunt national, Etienne s'efforce de dissimuler son trouble à son épouse, Marthe, par ailleurs bien occupée par le reprise de ses études pour décrocher un diplôme universitaire et la cour pressante que lui fait Lucien, un ami de ses filles.

 Etienne, "Bouly", Simon et Daniel (Jean Rochefort, Victor Lanoux
Guy Bedos et Claude Brasseur)

Pour se changer les idées, entre son béguin interdit, son boulot et sa vie conjugale, Etienne retrouve régulièrement ses trois meilleurs amis au cours de matchs de tennis : il y a "Bouly", un macho et séducteur impénitent mais dévasté lorsque sa femme, Marie-Ange, le plaque et disparaît avec leurs enfants ; Simon, médecin généraliste aussi hypocondriaque que tourmenté par Mouchy, sa mère juive envahissante, et ses liaisons avec ses plus jolies patientes ; et enfin Daniel, vendeur de voitures qui assume mal son homosexualité jusqu'à ce le père d'un de ses jeunes amants la révèle au grand jour.

Marthe et Lucien (Danielle Delorme et Christophe Bourseiller)

Troublée par l'attitude de plus en plus étrange de son mari, Marthe se console en obtenant son diplôme et en réussissant à raisonner Lucien. Durant cette période, Etienne parvient, lui, à aborder Charlotte en partageant avec elle des randonnées équestres. D'abord amusée par sa gaucherie, elle lui fait comprendre qu'il l'attire. 

 Simon, "Bouly", Daniel et Etienne

Etienne est prêt à tromper Marthe, malgré son mépris pour les hommes volages comme "Bouly" qui accepte de conclure la procédure de divorce entamée par sa femme. Mais pour commettre cet adultère, il lui faut un alibi et après s'être confié à Simon, qui a vendu la mèche à Daniel et "Bouly", ses amis lui en fournissent un.

"Bouly", Simon, Etienne et Daniel

Toutefois, après avoir connu l'extase du péché de chair dans les bras de Charlotte, Etienne se verra piégé dans une situation aussi cocasse que périlleuse...

*


Un an après, Yves Robert et son co-scénariste, Jean-Loup Dabadie, réunissent à nouveau leurs héros pour une suite, aussi (sinon davantage) aboutie artistiquement que commercialement : Nous irons tous au paradis.

 Stéphanie et ses parents, Marthe et Etienne (Catherine Verlor, Danielle Delorme et Jean Rochefort)

Ayant accidentellement découvert une photo de Marthe embrassant un inconnu, Etienne décide de mener l'enquête pour savoir qui est l'amant de sa femme. Pour cela, il doit composer avec son nouvel emploi du temps, très chargé, de directeur d'une maison d'édition qui s'occupe de la production d'une adaptation de la Bible en dessin animé.

Daniel, Etienne, Simon et "Bouly"

En proie à des tourments professionnels consécutifs au doute sur Marthe, Etienne peut encore compter sur ses amis Daniel, Simon et "Bouly" pour se changer les idées - ce dernier ayant trouvé, pour assouvir leur passion commune pour le tennis, une superbe maison à la vente pour une somme dérisoire. Hélas ! une fois l'acquisition faite, la bande découvre qu'ils ont été grugés : la demeure est inhabitable à cause de sa proximité avec un aéroport. Le vendeur avait profité d'un mouvement de grève chez Air France pour s'en débarrasser.



Prenant d'abord la situation avec philosophie, la bande connaît pourtant ensuite une grave crise lorsque, au cours d'une partie de tennis, Daniel provoque "Bouly", mauvais perdant, et que leur dispute dégénère en bagarre. S'ensuivront plusieurs semaines sans que les quatre complices ne se voient ni ne se donnent de nouvelles mais au cours desquelles Simon se commet dans une liaison dangereuse avec une femme mariée qui est sa patiente ; "Bouly" voit revenir successivement Marie-Ange et le mari de sa nouvelle compagne tout en ayant la charge de tous leurs enfants ; et Daniel s'égare en acceptant de partager la vie de sa patronne.

Etienne et Bastien (Jean Rochefort et Daniel Gélin)

Les recherches d'Etienne s'achèvent quand il découvre, avec amusement, que Marthe n'a pas d'amant mais que l'homme qu'elle embrassait sur la photo est un comédien avec lequel elle répète "Bérénice" de Racine au sein d'une troupe de théâtre amateur. Ce soulagement précède un drame : Mouchy, la mère de Simon, meurt et, ses amis se réconcilient pour le soutenir dans cette épreuve.

Daniel et "Bouly"

Une animatrice travaillant sur la Bible en dessin animé fait ensuite comprendre à Etienne qu'il l'attire et, grâce à la complicité de "Bouly", Daniel (dont l'aventure avec sa patronne se clôt juste avant qu'ils se marient) et Simon, il s'arrange pour passer avec elle un week-end romantique à Bordeaux.

Etienne et Marthe

Toutefois, à l'aéroport, il croise Marthe, sur le point, elle aussi, de partir en week-end avec le comédien à qui elle donne la réplique au théâtre. Daniel et "Bouly" sauvent la situation du couple en envoyant Simon à Bordeaux sous les regards médusés de la dessinatrice et de l'amant de Marthe...

Lorsque Yves Robert a l'idée d'Un éléphant..., c'est au cours d'une conversation avec son scénariste Jean-Loup Dabadie sur les acteurs vedettes qui ont assez de pouvoirs pour imposer aux réalisateurs leurs caprices. En réaction à cette situation, le cinéaste souhaite produire un long métrage avec des comédiens dociles mais complices, dans une ambiance détendue. Dabadie aimerait réunir Victor Lanoux, Claude Brasseur et Guy Bedos (pour lequel il écrit parfois des sketchs), Robert compte sur Jean Rochefort (qu'il a dirigé avec bonheur dans Salut l'artiste, en 1973) pour compléter le casting.

Le résultat est spectaculairement réussi, comme conçu en état de grâce : non seulement les quatre interprètes s'entendent à merveille et convainquent donc naturellement le public de l'amitié entre leurs personnages, mais le projet tient en équilibre permanent sur un récit qui tient davantage de la chronique que d'une intrigue classique.

Le fil rouge est Etienne Dorsay, quadragénaire bourgeois saisi par le démon de midi : on comprend son émoi quand, avec lui, on aperçoit Anny Duperey dans sa première apparition, une évocation claire et magique de la scène où Marilyn Monroe voit sa robe se soulever au-dessus d'une bouche d'aération dans 7 ans de réflexion (Billy Wilder, 1955). Les tentatives de Rochefort pour la retrouver (au cours de filatures irrésistiblement loufoques - inspirées par le personnage de l'inspecteur Clouseau dans la série des Panthère rose de Blake Edwards avec Peter Sellers), l'aborder (séquence hilarante à cheval, alors que l'acteur était un cavalier émérite) et la séduire fournissent un lot de moments mémorables.

En parallèle, le groupe formé par les quatre amis permet d'apprécier le soin apporté à la caractérisation de chacun : Lanoux campe un "beauf" incorrigible (même si, ensuite, il regrettera que le rôle lui ait tant collé à la peau, au point de refuser de participer à des interviews sur les coulisses du film édité en DVD), Bedos est formidable en fils d'une mère juive écrasante (Marthe Villalonga, elle aussi dans le personnage le plus marquant de sa carrière, qu'elle déclinera jusqu'à l'épuisement) mais coureur de jupons et plus malade que ses patients, et enfin Brasseur est fantastique en homo qu'il joue avec une finesse admirable (son agent lui avait pourtant déconseillé d'accepter le rôle et il ne s'en empara qu'avec la garantie que ce ne serait pas une "folle").

L'autre grande trouvaille du film est le recours à la voix-off, un procédé périlleux quand il est mal manié mais qui ici sert à communiquer les réflexions constamment décalées et pompeuses d'Etienne/Rochefort sur ce que lui et ses proches traversent, alors qu'il affiche à l'image une mine flegmatique mais tordante.

Il est rare aussi qu'une suite soit si rapidement mise en chantier mais le succès d'Un éléphant... a sans doute motivé toute la troupe à ne pas laisser passer cette opportunité. On pouvait craindre que cela soit écrit précipitamment, mais il n'en est rien : Nous irons tous au paradis est même, peut-être, supérieur à son prédécesseur.

Pourtant, insensiblement, progressivement, le ton est moins ouvertement comique : Dabadie et Robert ont l'idée de démarrer en renversant la situation du premier épisode - cette fois, c'est Marthe qui aurait trompé Etienne (faut-il y voir l'expression de la propre crainte du cinéaste, qui était aussi le mari de Danielle Delorme, alias Mme Dorsay ?). En faisant de Rochefort non plus le fautif mais l'époux jaloux, toute l'histoire bascule.

L'autre moment décisif se situe lors de la partie de tennis dans la maison de campagne acheté à un vendeur peu scrupuleux par le quatuor. Alors qu'Etienne et Daniel triche ostensiblement pour gagner le match, Bouly s'énerve et, provoqué par Daniel, dont la situation financière et amoureuse n'est pas brillante (son homosexualité a été découverte par ses amis, sa patronne l'humilie pour le conquérir), déclenche une bagarre. Le groupe éclate après cela et chacun se perd - de vue, mais aussi intimement : Daniel succombe à sa chef, Simon s'empêtre dans une liaison sans avenir, Etienne se couvre de ridicule en giflant par erreur celui qu'il croit être l'amant de Marthe, Bouly comprend les limites de l'amour "libre".

Pour réunir les héros, les auteurs recourent à un rebondissement magistralement amené - la mort subite et déchirante de Mouchy, la mère de Simon. On ne rigole alors plus du tout mais en quelques scènes brèves et puissantes, d'une finesse exemplaire, le film atteint une dimension poignante qui l'élève (et avec lui, par ricochet, à Un éléphant...) au rang de classique. Comme Vincent, François, Paul et les autres (Claude Sautet, 1974), Nous irons tous au paradis raconte l'amitié, avec ses bonheurs et malheurs, sa légèreté et sa gravité, comme plus aucun autre film français n'a réussi à le faire ensuite (il suffit de comparer la maestria à l'oeuvre ici avec Les Petits Mouchoirs et sa galerie de potes caricaturaux pour se rendre compte du fossé qui séparent Guillaume Canet d'Yves Robert...).

Le final est encore une prouesse de mise en scène et d'écriture avec la séquence de l'aéroport, un chassé-croisé dont la lisibilité et la malice sont exemplaires. La figure décomposée de Bedos poussé dans le hall d'embarquement, le "motus et bouche cousue" synchrone de Rochefort et Delorme et en contre-champ l'hilarité de Brasseur et Lanoux sont autant d'instants inoubliables.

Lorsque le générique de fin défile, et sachant qu'après avoir longtemps rêvé d'un troisième chapitre (hélas ! jamais produit), on quitte Etienne, Daniel, Simon et Bouly avec le double sentiment d'avoir eu la chance de croiser de si chouettes copains et la mélancolie de ne les avoir jamais revus tous ensemble. La nostalgie s'ajoute à cela désormais puisque seuls Guy Bedos et Claude Brasseur sont encore de ce monde...

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