vendredi 27 octobre 2017

THE PRIVATE EYE : VOLUME ONE, de Brian K. Vaughan et Marcos Martin avec Muntsa Vicente


Récemment, Urban Comics a publié la traduction de The Private Eye, écrit par Brian K. Vaughan et dessiné par Marcos Martin, en un seul volume. Je l'avais déjà acquis en v.o. mais juste avant de fermer mon blog il y a quelques mois, sans en avoir écrit une critique. Et même avant cela, j'avais lu ce récit complet au fur et à mesure de sa mise en ligne sur panelsyndicate puisqu'à l'origine ce projet avait été conçu uniquement pour être lu sur Internet (une idée de Marcos Martin), chacun payant la somme qu'il désirait (voire rien du tout) pour accéder aux épisodes (mais la parution n'étant pas régulière, la compréhension globale de l'intrigue était impactée).

Les deux co-auteurs ont longtemps hésité à publier sur support papier leur BD avant de céder sous la pression des fans. Logiquement, Image Comics, qui accueille les projets en creator-owned de Vaughan (Saga, Paper Girls...), l'a édité sous deux formules (un recueil comprenant les dix épisodes et de nombreux bonus, ou deux TPB de cinq épisodes chacun). Bien que j'ai acheté l'album intégral, je vais rédiger ma critique en deux temps pour que le résumé de l'histoire et son analyse soient plus "digestes" à lire (et aussi parce que j'ai mal dormi et que je n'ai pas l'énergie pour écrire tout d'un coup..).

Direction donc en 2076 : le "Cloud" - espace de stockage d'infos écrites et visuelles sur Internet - a "explosé" plusieurs décennies auparavant, révélant au monde entier les secrets (plus ou moins avouables) de chacun. Pour vivre désormais en préservant un peu d'intimité, les citoyens portent tous un masque en public désormais. Pour encadrer cette nouvelle société, les correspondants de la presse écrite, dite "le 4ème Etat", ont remplacé la police, tandis que les reporters de la télé occupent la place du FBI. Dans ce contexte, les paparazzi sont hors-la-loi et sont engagés par des particuliers comme des détectives privés : c'est le job du héros de The Private Eye, dont on ne connaît que les initiales, P.I....
  

P.I. reçoit la visite à son bureau de l'hôtel Château Marmont de Taj McGill qui est candidate pour un poste haut placé (sans doute dans l'armée). Craignant qu'une enquête approfondie sur elle la prive de cette promotion, elle demande au paparazzi de fouiller dans son passé et de lui remettre tous les documents compromettants qu'il trouvera. De retour chez elle, dans un immeuble luxueux, Taj est surprise de trouver dans son appartement son collègue Khalid Deguerre qui, la soupçonnant de vouloir dévoiler un de ses projets, l'assassine puis se retire en lui dérobant son masque.


P.I. apprend vite que Taj a été tuée et décide de ne classer son dossier malgré les protestations de Melanie, une adolescente de 16 ans qui lui sert de chauffeur (lui refuse de passer son permis de conduire pour ne pas être fiché tandis qu'elle est impatiente d'atteindre sa majorité pour se masquer et mener une vie plus privée). Le correspondant du 4ème Etat, Strunk, est chargé de l'affaire et interroge Raveena, la soeur aînée de Taj, mais elle cache que c'est c'est elle qui avait recommandé les services de Patrick Immelman (nom écrit dans la paume de la main de la victime) alias P.I..
Cependant, Deguerre mystifie Nebular, un informaticien complice de Taj pour l'obliger à collaborer à son projet secret. Raveena, elle, agresse P.I. à son bureau en l'accusant du meurtre de Taj, ce dont il se défend. Lorsque deux individus armés surgissent et font feu sur eux...


In extremis mais blessés, P.I. et Raveena réussissent à prendre la fuite. Ils se réfugient chez le grand-père de P.I. où ils apprennent que le Château Marmont a été incendié. Furieux d'avoir tout perdu, P.I. décide de reprendre l'enquête sur l'assassinat de Taj. Pendant ce temps, Deguerre révèle à Nebular sa mission : réparer une fusée pour la faire décoller et la placer en orbite.


Pour remonter la piste des tueurs (et de leur commanditaire) auxquels ils ont échappés, Raveena et lui, P.I. interroge Jackie, une vendeuse de masques, mais ça ne donne rien. Ils vont ensuite chez C.J., un client de P.I., qui travaille dans une librairie (redevenu le temple de la culture depuis la fin de l'Internet) où Taj avait empruntée des ouvrages pour des recherches secrètes. Mais la visite, de nuit, dégénère à cause d'une collègue de C.J. et, en prenant la fuite avec P.I. et Raveena à son bord, Melanie perd le contrôle de sa voiture lancée à vive allure.


Les Secours prennent en charge Melanie mais P.I. et Raveena se carapatent quand le correspondant Strunk arrive sur le lieu de l'accident pour les interroger. Néanmoins, revenu chez le grand-père du paparazzi, ils apprennent grâce aux livres consultés par Taj qu'elle s'informait sur Khalid Deguerre, magnat de la télé. Puis, grâce à un confrère (et ex-amant) de P.I., ils découvrent que Deguerre fréquente le quartier des Tubes, repaire de marginaux hippies, toxicos ou geeks. C'est en coinçant l'un de ces derniers que Raveena et P.I. comprennent le plan de Deguerre découvert par Taj : il veut rétablir l'Internet !

Quiconque est familier avec l'oeuvre de Brian K. Vaughan, que ce soit ses productions mainstream ou indépendantes, sait que sa grande force de scénariste est son imagination pour développer des histoires à partir d'un concept à la fois simple et fort. Souvenez-vous de Y The Last Man (tous les hommes meurent sur Terre subitement, sauf un jeune magicien, Yorick, qui traverse le monde pour retrouver sa copine tout en rencontrant diverses femmes le considérant comme une anomalie dangereuse ou curieuse), Saga (la romance intergalactique entre deux extra-terrestres dont les peuples sont en guerre et qui fuient leurs camps avec leur bébé), Pride of Baghdad (la fable inspiré de faits réels sur trois lions échappés d'un zoo durant la guerre en Irak et finalement moins bestiaux que les soldats sur place)...

The Private Eye s'appuie sur une idée aussi remarquable et riche en l'exploitant jusqu'au bout de sa logique même de fabrication : soit une detective story dans une société où tout le monde porte désormais un masque pour préserver sa vie privée dans un futur proche où l'Internet a laissé fuiter tous les secrets de ses utilisateurs. On ne saura pas la cause de ce cataclysme - geste malveillant ? Accident technique ? Intervention divine ? - mais qu'importe ! La situation est tellement étonnante, le prétexte est tellement prometteur qu'entre les mains d'un narrateur aussi doué que Vaughan, on plonge dans ces dix épisodes avec la conviction de disposer d'un divertissement efficace et intelligent, une dystopie fascinante.

La genèse du projet est déjà en soi une histoire passionnante : initialement intitulé The Secret Society puis Masks (deux titres déjà déposés toutefois), il est finalement rebaptisé The Private Eye par Marcos Martin qui a légèrement, mais avec à-propos, reformulé une proposition de Vaughan The Private I (le "je" ou le "moi" privé devenant ainsi l'oeil privé, soit un équivalent du détective privé). Le dessinateur imagine ensuite un support fou pour développer la mini-série : puisque l'action se déroule à une époque où l'Internet n'existe plus, pourquoi ne pas la diffuser directement ligne, qui plus est en laissant les lecteurs libres de payer le prix de leur choix (voire de ne pas payer) pour découvrir les pages ? Vaughan craint d'abord que cela ne leur procure aucun revenu puis se range à l'avis de son partenaire quand celui-ci le rassure en estimant que des travaux de commande parallèles (couvertures pour des éditeurs traditionnels) suffiront à nourrir sa famille pendant la durée de la réalisation du projet. Lorsque, in fine, Vaughan et Martin consentiront à publier en recueil(s) leur histoire chez Image Comics, en échange ils accepteront d'ailleurs de produire un épisode inédit et dérivé de The Walking Dead, la série-vedette de l'éditeur.

Mais pour quel résultat ?

Lorsqu'on analyse ce récit complet en deux parties, les réserves qu'on peut avoir sur sa globalité s'atténuent. Je reviendrai sur les déceptions dans la critique du Volume Two mais arrivé au bout des cinq premiers chapitres, dont la longueur est supérieure à la moyenne (une trentaine de pages chacun), on lit avec un plaisir irrésistible cette intrigue. Vaughan démarre sur les chapeaux de roues, avec une séquence d'ouverture magnifique (P.I. opérant une "paparazzade", surpris par le correspondant Strunk, s'enfuit spectaculairement avant qu'il ne se fonde dans une foule déguisée et masquée). Puis tout aussi rapidement, il dispose ses pions : l'affaire confiée par Taj, son assassinat (et la révélation de l'identité du coupable pour le lecteur), les apparitions et interventions successives de personnages autour du héros (la soeur de la victime, le chauffeur surprenant de P.I., son grand-père qui croit encore que le réseau va être rétabli, les tueurs aux trousses), la découverte de l'objectif du méchant (dont on devine qu'il ne le poursuit pas pour simplement rétablir la situation précédant l'histoire actuelle mais pour le profit financier qu'il en tirera, en plus de son présent business florissant).

Tout cela donne une vue d'ensemble vertigineuse auquel Marcos Martin donne vie grâce à de somptueux dessins. Libéré de son contrat d'exclusivité avec Marvel, il s'adonne à mille expérimentations. D'abord, pour correspondre au format des écrans d'ordinateur et de tablette sur lesquels The Private Eye devait être lu, il travaille sur des pages horizontales, "à l'italienne" ou en 16/9ème si vous préférez. Tout le découpage doit donc être repensé par rapport à un script classique (et détaillé comme écrit Vaughan), sans reproduire du comic-strip à l'ancienne. Pari remporté : les scènes s'enchaînent avec fluidité et dynamisme, sans sacrifier ni les personnages ni les décors.

Personnages et décors qui ont fait l'objet d'études ahurissantes (comme on peut le découvrir dans les bonus des albums, qui eux-même ne reproduisent qu'une infime partie de ceux mis en ligne) : Martin a dû designer une multitude de masques et de costumes affolante, en s'inspirant des stylistes de Haute Couture, de la scène rock, du théâtre, etc. Les immeubles et appartements mixent architectures et mobiliers prototypes et/ou réinterprétés à partir de structures et meubles actuels. Los Angeles est réinventé en long et en large comme une mégalopole écolo et futuriste. L'apport de la colorisation de Muntsa Vicente (par ailleurs épouse de Martin) est déterminant alors, privilégiant une palette vive, acidulée, à contre-courant des influences habituelles des récits de SF (dont le canon serait Blade Runner jusqu'à Matrix en passant par Brazil ou Avatar). C'est impressionnant.

A mi-chemin de l'aventure, impossible de deviner dans quelle direction va nous entraîner The Private Eye. Je vous en dirai donc plus dans ma prochaine entrée, tout en précisant mon sentiment général sur l'histoire et son traitement. Stay tuned !

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