jeudi 19 octobre 2017

BATMAN, VOLUME 2 : I AM SUICIDE, de Tom King, Mikel Janin et Mitch Gerads


Après un premier arc narratif convaincant mais classique, Tom King passe la seconde avec ces nouveaux épisodes réunis dans le deuxième recueil de son Batman, intitulé I Am Suicide. Il est cette fois accompagné par Mikel Janin (#9-13) puis Mitch Gerads (#14-15) au dessin pour deux histoires à la fois distinctes mais liées (comprenez : il faut lire la première pour comprendre la seconde, tout comme il faut avoir lu I Am Gotham, avant de lire ce TPB).


Manipulée psychiquement par le Psycho-Pirate, lui-même aux ordres du Dr. Hugo Strange (dont le cas a été réglé dans l'affreux crossover Night of the monsters), Gotham Girl, la protégée de Batman, est depuis plongée dans une dépression sévère. Comme il le lui a promis, en mémoire de son frère, Gotham, le dark knight veut la guérir et a obtenu d'Amanda Waller (la chef de la Suicide Squad) le recrutement de cinq patients de l'asile d'Arkham pour une mission commando dans la prison de Santa Prisca.


Batman enrôle donc Arnold Wesker, le premier Ventriloque ; Ben Turner alias Bronze Tiger ; Jewcee et Punchee ; et Selina Kyle alias Catwoman. Le groupe se sépare, profitant de l'atterrissage du Bat-plane sur la rive de Santa-Prisca, en un trio - Bronze Tiger, Punchee et Jewcee qui se présentent à l'entrée du pénitencier pour une audition avec Bane, qui est le chef des détenus et auprès duquel le Pyscho-Pirate s'est réfugié - et un binôme - Catwoman et le Ventriloque, qui s'infiltrent dans les canalisations de la prison pour localiser Bane et le Psycho-Pirate. Batman, lui, affronte directement l'armée de Bane avant d'être présenté devant lui et mis en cage.
  

Le plan de Batman consiste à créer une diversion - Bronze Tiger, Punchee et Jewcee distraient Bane - pendant que lui se libère et que Catwoman et le Ventriloque feignent une alliance avec Bane. Pourtant, tout semble dérailler lorsque Catwoman, laissant le Ventriloque à l'arrière, élimine Bronze Tiger, Punchee et Jewcee et propose à Bane de lui livrer Batman afin de le briser pour de bon.


Cependant, Batman s'est libéré de sa cage et neutralise les gardes dans la prison au service de Bane pour l'atteindre à nouveau. Catwoman attaque le malfrat et le met hors d'état de nuire. Le Ventriloque entre en scène pour neutraliser le Psycho-Pirate (qui ne peut l'affecter car son pouvoir ne s'exerce que sur des êtres doués de pensée et non sur le double de son adversaire, Scarface).  

Pendant ce temps, Punchee et Jewcee se sont faufilés à l'extérieur pour préparer la retraite du groupe à bord d'un canot de sauvetage en chewing-gum et Bronze Tiger couvre la sortie de Batman qui porte le Pyscho-Pirate et de Catwoman qui évacue le Ventriloque mis KO.

Ces cinq épisodes sont tout simplement extraordinaires et prouve que Tom King avait bien mieux en réserve que son premier récit, efficace mais frustrant. Son Batman est une synthèse magistrale de l'über-Batman (période Grant Morrison), un tacticien génial, véritable maître d'échecs, et du Batman plus violent, plus brutal (tel que celui développé par bien d'autres scénaristes, depuis Frank Miller ou Scott Snyder) : c'est donc à la fois un justicier qui semble foncer dans le tas de manière littéralement suicidaire (mais cette notion est grandement explicitée dans cet arc) tout en ayant bien entendu un plan très élaboré pour accomplir sa mission.

Revenons donc à cette notion de suicide qui donne son titre à l'histoire : il ne s'agit pas, comme on pouvait s'y attendre, du surnom d'un méchant, mais bien d'une thèse relative à Batman lui-même. Dans son écriture, King juxtapose la mise en scène de l'histoire - donc l'invasion de la prison de Santa Prisca pour enlever le Pyscho-Pirate à Bane - à deux voix-off qui se répondent d'un épisode à l'autre. Le procédé déroute au début car on met un temps à deviner qui sont les correspondants, puis on comprend qu'il s'agit d'un dialogue épistolaire entre Batman et Catwoman. Cette dernière a été internée à l'asile d'Arkham non pas à la suite d'un énième cambriolage mais à cause d'un véritable massacre qu'elle a perpétré (237 victimes !). On devine bien entendu que sa responsabilité va être, sinon justifiée, du moins éclaircie progressivement, mais ce sera fait dans la deuxième histoire du recueil. L'échange de lettres entre Batman et Catwoman s'intéresse davantage aux motivations pour lesquelles l'un et l'autre sont ce qu'ils sont, comment ils le sont devenus et s'ils peuvent y échapper - en l'occurrence donc un justicier masqué "créé" par la mort des parents de Bruce Wayne et une voleuse qui s'est reconvertie après une enfance à l'orphelinat et l'exercice de la prostitution.

La théorie de Catwoman est la suivante : s'ils se cachent tous deux derrière des masques et s'investissent chacun d'un côté de la loi, c'est comme une forme d'exutoire à leur passé douloureux et traumatique. La théorie de Batman diffère sensiblement et se révèle lors d'un aveu étonnant (une sorte d'ajout inédit à sa mythologie) : après la mort de ses parents, il a tenté de se suicider puis s'est ravisé en décidant de protéger Gotham pour éviter des drames comme le sien mais en admettant qu'il se lançait dans une croisade sans fin et suicidaire. En devenant Batman, il a assumé être aussi Suicide.

Il applique encore aujourd'hui cette stratégie en se lançant à l'assaut d'une forteresse dont il sait qu'il n'a aucune chance de la conquérir seul (d'où le recrutement d'acolytes, mais choisis pour leurs talents et pour des rôles précis, avec un timing précis), face au seul ennemi qui a réussi par le passé à le briser (physiquement et psychologiquement), mais qui détient le "remède"pour Gotham Girl. C'est une illustration exacte mais réduite de la protection de la ville : sauver quitte à se sacrifier, lors d'une mission suicidaire.

Pour illustrer (littéralement) la perfection du plan de Batman, qui est aussi celui de l'histoire contée par King, il fallait un dessinateur capable d'en saisir toute la finesse mais aussi d'en traduire toute l'ambition. Après David Finch (plus à l'aise dans le registre du spectacle et de la brutalité), Mikel Janin apporte ce qu'il faut au projet : connu pour dessiner les personnages les plus sexy tout en leur conservant une réelle élégance, il excelle à représenter la rondeur étrange du Ventriloque (fantastique pièce maîtresse du stratagème), le couple fusionnelle et bavard que forme Punchee et Jewcee, la bestialité féline du Bronze Tiger, et la sensualité envoûtante de Catwoman.

Quand il s'agit de camper Bane, Janin le dessine nu (mais, censure oblige, ses parties intimes sont toujours masquées par des jeux d'ombre opportuns) et il apparaît alors comme une sorte de colosse entièrement rasé, assis sur une montagne de crânes humains, sous un éclairage jaunâtre inquiétant (superbe colorisation de June Chung), tel le colonel Kurtz d'Apocalypse Now de Coppola, immortalisé par Marlon Brando. Face à lui, dans une cape immense, le visage barré d'un rictus renfrogné et déterminé, Batman offre une opposition saisissante. Entre les deux, avec son costume bicolore rouge et noir et son masque doré, le Pyscho-Pirate ressemble à une sorte de bouffon petit à petit davantage otage qu'à l'abri. Magistral.

Par ailleurs, il faut saluer le découpage fabuleux de Janin, même si on devine (à travers ses différents projets) que King doit livrer des scripts très détaillés sur ce plan. Mais comment ne pas être sidéré par la fluidité des enchaînements de ses cases, ou ses doubles pages ahurissantes (dont celle où Catwoman et le Ventriloque évoluent dans une galerie de tuyauteries labyrinthiques, ou la suite de scènes de l'épisode 12 avec des mouvements décomposés au sein de mêmes plans généraux avec des perspectives  vertigineuses) ?

Cinq épisodes époustouflants. Et ce n'est pas fini ! 


Après l'opération accomplie à Santa Prisca, Batman a tenu promesse envers ses recrues (le Ventriloque transféré dans un quartier pénitentiaire plus protégé, Punchee et Jewcee ayant un droit de visite l'un pour l'autre, Bronze Tiger bénéficiant d'une remise de peine). Mais quid de Catwoman ? La question va être discutée entre elle et Batman sur un toit de Gotham, la nuit suivante. Depuis longtemps, le dark knight et la voleuse partagent une attirance sexuelle évidente, parfois concrétisée, mais leurs vocations condamnent une relation amoureuse normale. Ils s'étreignent malgré tout avant qu'elle ne soit livrée aux autorités. Mais elle en profite ensuite pour entraîner Batman dans un cambriolage et à sa poursuite.


Pour seule piste, le héros n'a qu'un nom d'emprunt de Catwoman : Holly Robinson. Il découvre qu'il s'agit d'une jeune femme, protégée par la voleuse en cavale, et directement impliquée dans la mort des 237 victimes endossée par Catwoman. Surpris puis neutralisé, Batman ne pourra que laisser filer Selina Kyle, disparue à son réveil...

Ce diptyque est merveilleux et confirme que King est un scénariste aussi versatile qu'inspiré. Après l'arc I Am Suicide proprement dit, celui-ci, Rooftops, le prolonge, le conclut et ouvre de nouvelles perspectives pour Batman et Catwoman (ceux qui ne résistent pas aux spoilers pourront facilement apprendre jusqu'à point cela va les mener et ce qu'a préparé King est vraiment épatant, très prometteur).

Pour l'occasion, il retrouve son partenaire de The Sherif of Babylon (publié dans la collection Vertigo de DC Comics) et désormais de Mister Miracle (dont je vous parle ici depuis son démarrage) : Mitch Gerads. Un choix judicieux, non seulement parce que l'artiste est donc habitué à l'écriture du scénariste mais aussi parce que son propre style graphique lui permet d'éviter tous les pièges tendus par un récit comme celui-ci.

La scène d'amour entre Batman et Catwoman est remarquablement traitée, sans effet racoleur, mais avec un mélange de passion, de tendresse et de malice (on se doute bien que Selina ne va pas retourner sagement derrière les barreaux et que sa responsabilité dans le massacre qui l'a conduite à Arkham dissimule une vérité plus complexe qu'une banale vengeance).

Ensuite, le second épisode est formellement plus classique (Batman court après Catwoman et fait quelques découvertes renversantes), mais King et Gerads mènent leur affaire avec un brio impeccable. Le principe tout entier de cette histoire tient aux verbes qui désignent la relation de ces atypiques amants : "I run" (Catwoman), "I catch you" (Batman) - "je cours", "je t'attrape". Mais c'est aussi formulé presque mathématiquement quand le résultat de ce jeu aboutit pour Catwoman à "I will always catch you up" - "je te rattraperai toujours". Mais ça, je vous laisse découvrir comment...

Avec sept épisodes au total, on en a pour son argent, mais surtout pour son plaisir car les deux actes de ce recueil sont aussi réussis l'un que l'autre. Le run de Tom King mérite déjà les félicitations du jury - s'il continue avec cette intensité, cette maîtrise et cette invention, ce sera même un classique (l'auteur ayant prévu au moins 100 épisodes !).

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