Le 28 Août prochain, Jack Kirby aurait eu cent ans : ce géant des comics, qui doit sa popularité à la création de Marvel Comics grâce à d'innombrables créations avec Stan Lee, n'a pourtant droit à aucun hommage particulier de la part de la "Maison des Idées", alors que DC Comics, chez qui il travailla bien moins longtemps (tout en restant aussi fabuleusement fécond), multiplie les tributes au King (The Kamandi Challenge, une collection de one-shots...).
Au coeur des révérences de ce créateur hors normes, on trouve un projet qui sort du lot : une maxi-série en douze épisodes, Mister Miracle, écrit par Tom King et dessiné par Mitch Gerads. Si vous effectuez quelques recherches sur le Net au sujet de ce personnage-titre, vous apprendrez qu'il appartient au "Quatrième Monde" de Kirby, un ensemble de quatre séries connectées, ayant pour cadre le conflit entre deux planètes-mondes. Mister Miracle est le fils du Haut-Père, régent de New Genesis enlevé par Darkseid, le tyran d'Apokolips, dont le fils, Orion, est, lui, élevé par le Haut-Père.
Elevé dans des conditions terribles, Miracle réussit à s'évader avec son amante, Barda, guerrière d'Apokolips, et à se réfugier sur Terre. Il se produit alors comme escapist (un maître des numéros d'escamotage, comme Harry Houdini) dans un cirque, entraîné par Oberon, et attirera même l'attention des membres de la Justice League qu'il intégrera occasionnellement. Il est dépeint comme un homme courageux et aimable, loin de l'enfer dont il s'est échappé.
Enfin, Kirby s'inspira de son ami et confrère Jim Steranko pour inventer son héros - Steranko, en plus d'écrire et de dessiner, était aussi illusionniste, et aussi séduisant que Miracle.
Mais qui est vraiment Scott Free (l'alias de Mister Miracle, qui s'inspire d'une expression signifiant "libre de toute entrave") ? Tom King nous le montre comme un prestidigitateur usé par son obsession personnelle et professionnelle : de quoi peut encore s'évader quand on est le maître l'évasion ? La mort peut-être ? Scott Free tente alors de se suicider - pour défier la mort ? Ou pour fuir la vie ?
Après une hospitalisation, et une visite brutale d'Orion, qui réclame sa présence à New Genesis à nouveau menacé par Darkseid, Mister Miracle préfère remonter sur scène et se produit à la télé en acceptant lors d'une interview de revenir sur son suicide raté, qu'il fait passer pour la répétition ratée d'un nouveau numéro.
Mais Barda s'inquiète et devine que son amant est encore fragile : il assure avoir parlé à son coach, Oberon - mais celui-ci est récemment mort d'un cancer du poumon. Et elle doit le recadrer quand il est convaincu qu'elle avait les yeux bleus (alors qu'ils sont marrons maintenant) ou qu'il est bien le seul à pouvoir sauver New Genesis, comme le lui assure aussi le Haut-Père de passage sur Terre.
Mister Miracle, soucieux, accepte de suivre Big Barda et de se mêler à la bataille après qu'Orion les ait prévenus que Darkseid a tué le Haut-Père et résolu l'équation d'anti-vie, capable d'altérer la réalité. Trick or threat ?
Précédé d'un buzz très flatteur et désormais reçu avec un succès dépassant tous les pronostics (aux Etats-Unis, les exemplaires de cet épisode ont été si vite épuisés que ceux qui voulaient s'en procurer un ont été obligés de se tourner vers les sites de vente en ligne, comme eBay, où ils étaient disponibles à des prix exorbitants), ce premier chapitre sur les douze que comptera la série existe littéralement miraculeusement.
L'an dernier, quand son scénariste, Tom King, élabore son projet, il est victime d'un malaise cardiaque assez sérieux pour être hospitalisé. L'auteur est bouleversé par l'expérience et ce qu'il interprète comme un parallèle avec l'existence de Mister Miracle : comme le personnage, il a échappé à la mort !
Scott Free est de toute manière, au-delà de l'anecdote, une figure chargé en symbole : il est le fils du Haut-Père, autant dire de Dieu, et son surnom de Mister Miracle renvoie aux miracles de Jésus, qui meurt et ressuscite, incarne le Sauveur providentiel et traverse mille épreuves, représente un guide pour certains et un obstacle pour d'autres. Kirby adorait la mythologie, les intrigues bigger than life, pleines de bruit et de fureur (contre Stan Lee, moins versé dans la démesure que dans la création de "héros à problèmes", reflétant le quotidien des - jeunes - lecteurs) : en situant la saga des New Gods sur New Genesis et Apokolips, dont les aventures de Mister Miracle étaient une déclinaison, la référence ne pouvait être plus éloquente.
Mais Tom King est aussi un admirateur (déclaré) d'Alan Moore : ses séries abondent en allusions aux oeuvres majeures du mage de Southampton (la plus évidente étant un découpage fréquent avec un "gaufrier" de neuf cases, produisant un sentiment de claustrophobie et traduisant une rigueur narrative). Il revisite Kirby à travers le prisme de Moore en ouvrant son récit sur une image choc (on voit Scott Free baignant littéralement dans son sang après s'être ouvert les veines aux poignets - ce qui indique que le livre est à réservé à un "public averti") : le héros est au bout du rouleau, prisonnier de sa propre obsession (s'évader de n'importe quel piège, y compris la mort - King n'est pas le premier à exploiter ce motif : Grant Morrison l'avait déjà abordé dans la section de Seven Soldiers of Victory consacré à un nouveau Mister Miracle).
Survivant à ce suicide, Scott Free est en fait comme un soldat souffrant de stress post-traumatique, un trompe-la-mort hagard, qui essaie de donner le change pour rassurer sa compagne ou face à un animateur de talk-show (Godfrey - le prénom d'un des sbires de Darkseid), ou tenir tête à Orion, mais en proie à des visions macabres (de son coach, Oberon) et au doute (peut-il vraiment sauver New Genesis ? Pourquoi sent-il que quelque chose cloche ? Darkseid, ayant résolu l'équation d'anti-vie, a-t-il déjà commencé à altérer la réalité ? Ce n'est qu'un premier épisode et il faudra attendre pour les réponses, mais ces interrogations, la capacité du héros à assumer sa mission, sont diablement accrocheuses, rythmés par cette phrase entêtante "Darkseid is" jusqu'à ce qu'elle seule figure sur une page noire entière (des ténèbres peu réjouissantes, un néant profond, un monolithe à l'inscription laisse le lecteur en suspens, aussi fébrile et dubitatif que le héros).
Visuellement, Mitch Gerads ne copie pas le style de Kirby : l'artiste a détaillé, en interview, sa technique, entièrement basée sur des clichés qu'il redessine, corrige numériquement, encre et colorise lui-même. Loin d'avoir affaire à du roman-photo, le résultat diffuse des sensations troublantes avec des images parfois déformées (la scène du talk-show, comme vue à sur un téléviseur mal réglé), des couleurs saturées ou délavées (mais renvoyant à celles emblématiques du héros, rouge, or et verte) pour une palette volontairement limité pour guider le regard du lecteur, et donc le respect du "gaufrier" en neuf cases, devenant presque musical quand les vignettes noires avec la phrase "Darkseid is" ponctue de manière de plus en plus oppressante, rapide, les pages (faisant aussi écho à la sonnerie des boîtes-mères qui permettent d'aller et venir de New Genesis à la Terre).
Cette efficacité rythmique renvoie aux trois actes de cet épisode inaugural et magistralement construit (Mister Miracle est sollicité d'abord par la force - Orion - , la raison - le Haut-Père - et l'amour - Barda). Avec une telle densité narrative et graphique, combinée à un ambition assumée (Tom King cite Watchmen, The Dark Knight returns et All-Star Superman comme les classiques qu'il veut égaler), Mister Miracle #1 s'impose déjà comme la sensation de l'été : si ce premier chapitre donne le la à ce qui suit, le pari de son hauteur sera relevé. Chef d'oeuvre en vue ? Stay tuned !
Merci pour cette analyse, vivement une VF de qualité.
RépondreSupprimerUn très court message, pour vous remercier de vos retours commentés des douze épisodes de Mister Miracle. J'ai débuté cette mini-série, en retard, en faisant l’acquisition des quatre premiers numéros (mon comicshop lillois AstroCity ayant réussi à me les dégoter). Et puis, j'ai lu les six premiers numéros d'une traite, avec le sentiment d'être passé à côté de quelque chose. Je suis pas du tout familier de l'univers du "Quatrième Monde" de Kirby et, tout étant conscient que le traitement scénaristique et graphique était de haute voltige, je restais à côté du récit.
RépondreSupprimerNéanmoins, j'ai poursuivi l'achat des numéros suivants, laissant la pile se compléter. Avant de me lancer dans la lecture des douze numéros, je tombe sur votre blog. Et je me suis mis à lire les épisodes de Mister Miracle un par un (j'en suis au #6 au moment où j'écris ces lignes) et immédiatement, je ponctue celui-ci par la lecture de l’article que vous avez consacré au numéro en question.
Alors bravo et merci, car grâce à vos articles,j'apprécie pleinement cette mini-série.