mardi 18 juillet 2017

MOON KNIGHT, de Jeff Lemire et Greg Smallwood


IL FAUT LIRE les 14 épisodes de Moon Knight par Jeff Lemire et Greg Smallwood (+ quelques guests au dessin : James Stokoe, Wilfredo Torres, Francesco Francavilla et Bill Sienkiewicz). Et là, je vous le dis, on tient un futur classique, un authentique chef d'oeuvre, un run d'anthologie !

Dans le premier arc (#1-5, dans le recueil Lunatic), l'intrigue démarre avec Marc Spector interné dans un asile psychiatrique mais toujours possédé par l'esprit du dieu de la vengeance égyptien, Konshu. Fortement médicamenté par une docteur et rudoyé par deux infirmiers, il ne rentre en contact avec l'entité dont il était le bras armé que lorsque de séances d'électrochocs (idée simple, mais géniale) et qui lui rappelle sa mission comme Moon Knight. Il est, malgré ce traitement, en proie à des visions dans lesquelles il voit (croit voir ?) d'anciennes relations (des acolytes, des amantes, puis plus tard des ennemis) qui l'encouragent à fuir... Problème : une fois dehors, c'est le chaos total, dans des proportions hallucinantes - peut-être la continuation de ses délires ?

Lemire démarre pied au plancher et retourne complètement le lecteur. On perd tout repère, on ne distingue plus ce qui est vrai de ce qui est faux, ce qui est de l'ordre de la folie de ce qui est crédible/raisonnable. Nous sommes dans un comic-book mental, vertigineux, trouble, troublant, passionnant. 

Le scénariste convoque tous les alias du héros - Spector donc, mais aussi Steven Grant ou Jack Lockley - et son entourage - Marlene Alraune, Jean-Paul "Frenchie" Duchamp - et gère ce casting en virtuose. Il réussit surtout à la fois à égarer le lecteur tout en le gardant toujours accroché au déroulement de l'histoire. La fin de ce premier acte est d'ailleurs au diapason : on peut l'interpréter d'abord comme une chute (aux sens propre et figuré...) et un tremplin pour la suite.

Greg Smallwood retrouve MK après avoir illustré, brillamment, les six épisodes d'un arc du précédent volume de la série (Blackout, écrit par Brian Wood). Mais l'artiste est comme transfiguré par la matière dont il dispose, il lâche les chevaux en composant des pages somptueuses, aux découpages renversants (le motif de la pyramide y est récurrent) et jouant avec l'espace négatif de manière extraordinaire (le blanc de la page et celui des costumes de Moon Knight, des blouses du personnel et des patients de l'asile). Ceux qui pensaient que Bill Sienkiewicz avait livré la plus belle version graphique du personnage devront réviser leur jugement.

Dans le petit mot d'adieu de Jeff Lemire à la fin du 14ème et dernier épisode, Jeff Lemire avoue qu'il n'avait prévu qu'une dizaine-douzaine d'épisodes initialement, et il a développé son plan en fonction du succès de son histoire.

Il faut, à mon avis, voir là l'explication de la faiblesse du deuxième acte (# 6-9, dans le recueil Reincarnations), où l'auteur tire un peu trop sur la corde qu'il a si magistralement tendu auparavant. L'intrigue plonge toujours plus profond dans la psyché de Spector et la frontière floue entre réalité et folie, au point parfois de céder à une sorte de délire peu inspiré.

Pour ne pas trop en dire, Moon Knight effectue des incursions correspondant aux vies de ses divers alias : on le voit ainsi sur le plateau du tournage d'un film consacré à MK, mais aussi dans l'espace luttant contre des créatures inquiétantes, ou errant la nuit dans les bas-fonds. Disons-le bien franchement : c'est un beau bordel.

Mais en même temps, Lemire n'est pas un manche et on devine derrière tout ça le véritable thème de son récit : qui est le VRAI Moon Knight ? Explorer toutes ces dimensions, même les plus extravagantes, les plus curieuses, les plus déroutantes, fait partie de cette recherche pour obtenir la réponse.

On peut croire alors aussi que la succession de fill-in artists indique un gros coup de mou de la part de Smallwood, dont la contribution, bien que toujours sensationnelle, est beaucoup plus réduite. James Stokoe fournit des planches spatiales très détaillées, Wilfredo Torres fait merveille dans un style rétro-ligne claire, Francesco Francavilla est plus brouillon avec une palette criarde, et Bill Sienkiewicz éblouit avec trois fois rien.

Là encore, la dernière image qui est aussi la dernière page du deuxième tpb est une sorte de déclaration programmatique : MK semble s'adresser autant à lui-même qu'au lecteur, après avoir été mis sans dessous-dessus, en se fixant une ultime mission... 

Après un deuxième arc, qu'on peut presque zapper tant on retombe sur ses pieds au début de cet acte III (#10-14, dans le recueil Birth and Death), toute la question est : Lemire va-t-il dénouer son intrigue avec la même maestria qu'il l'a lancée ? Et où en sera le héros à la fin ?

Je ne répondrai pas à la seconde question pour ne spoiler personne, mais la fin est un modèle d'élégance tout en positionnant Moon Knight d'une manière qui obligera le prochain scénariste à l'écrire à composer avec un nouveau statu quo. La promesse, si souvent faite, de "ce ne sera plus jamais comme avant", prend là tout son sens.

Comme Lemire l'apprécie visiblement, il a attendu la dernière ligne droite pour convoquer Bushman dans sa saga, soit certainement le pire ennemi de Moon Knight. Le scénariste revisite brillamment le passé de Marc Spector, aux côtés de "Frenchie", en Egypte, et acte la naissance de MK. Il aligne les séquences intenses avec une maîtrise spectaculaire : on vibre pour le héros, on renoue avec l'ambiance si spéciale (d'un cauchemar éveillé) des débuts, et en même temps on comprend que le but de la manoeuvre (en plus de rafraîchir la mémoire des fans ou d'initier les amateurs) est de diriger les lecteurs en expliquant d'où tout est parti, comment tout a commencé (donc bien avant ladite série actuelle). 

Le duel final répond à la question - "qui est le vrai Moon Knight ?" - de façon adroite, habile, mais surtout jubilatoire (un peu à la manière d'ailleurs de la théorie de Tarantino sur Superman, selon laquelle Clark Kent est le déguisement du héros et non pas l'histoire d'un journaliste survivant de Krypton qui s'habille en super-héros pour dissimuler son identité). Le sort de Khonshu est aussi réglé (définitivement ?).

Smallwood est de retour pour ces ultimes épisodes et pour mon plus grand plaisir. Ce qu'il accomplit est littéralement ébouriffant : c'est tout à la fois classieux, inventif (on pense parfois à ce que produit un JH Williams III dans la construction des pages, des plans, l'enchaînement des cases, l'expression visuelles des idées), puissant. Visiblement, il mélange plusieurs techniques pour produire des textures (son trait a cet aspect du dessin au crayon non encré) et sa collaboration avec cette fantastique coloriste qu'est Jordie Bellaire aboutit à un résultat bluffant de beauté et d'étrangeté ("l'étrangeté est le condiment de la beauté" disait Baudelaire). 

Sans eux, cette BD n'aurait pas ce charme bizarre, ces ambiances si pénétrantes, cette force vertigineuse - comme toutes les grandes réussites, on se rend compte qu'une BD n'est pas qu'un beau/bon scénario, c'est la combinaison d'idées brillamment exprimées et de visuels qui les traduisent subtilement, les subliment.
 
14 épisodes, ce n'est pas bien long, mais avec une telle densité, et une telle qualité, ça vous nourrit étonnamment. Une fois tous les tpb, en vo et vf, publiés, Marvel et Panini seraient bien inspirés de réunir tout ce run en un seul volume pour en apprécier la cohérence et l'intelligence.

En tout cas, cette histoire de Moon Knight est un "instant classic".
La classe égyptienne...

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