samedi 20 août 2016

Critique 994 : THE BARBER - L'HOMME QUI N'ETAIT PAS LA, de Joel Coen


THE BARBER, L'HOMME QUI N'ETAIT PAS LA (en v.o. : The Barber, The Man who wasn't there) est un film réalisé par Joel Coen, sorti en salles en 2001 (N.B. : la réalisation est comme d'habitude partagée avec Ethan Coen, mais ce dernier ne sera crédité à ce poste qu'à partir de 2004 avec Ladykillers).
Le scénario est écrit par Joel et Ethan Coen. La photographie est signée Roger Deakins. Ma musique est composée par Carter Burwell, avec des sonates pour piano de Ludwing Van Beethoven.
Dans les rôles principaux, on trouve : Billy Bob Thornton (Ed Crane), Frances McDormand (Doris Crane), James Gandolfini ("Big" Dave Brewster), Michael Badalucco (Frank Raffo), Jon Polito (Creighton Tolliver), Scarlett Johansson (Rachel "Birdy" Abundas), Richard Jenkins (Walter Abundas), Tony Shalhoub (Freddy Riedenschneider).
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Ed Crane
(Billy Bob Thornton)

Santa Rosa, Californie, 1949. Ed Crane est coiffeur dans le salon de coiffure tenu par son beau-frère, Frank Raffo. Comme il (se) le dit lui-même : "moi, je ne parle pas. Je coupe.", ce qui résume parfaitement cet homme taiseux et consciencieux. 
Ed Crane et Creighton Tolliver
(Billy Bob Thornton et Jon Polito)

Son quotidien morne et répétitif est bouleversé le soir où un client se présente alors que le salon va fermer. Ed accepte de s'en occuper pour permettre à Frank de rentrer chez lui. L'homme porte une moumoute et fait la discussion en présentant au coiffeur l'affaire révolutionnaire pour laquelle il cherche un "associé passif", c'est-à-dire quelqu'un qui la financera tandis que lui la gérera : le nettoyage à sec. 
Pour lancer cette entreprise, il a besoin d'une mise départ de 10 000 $. Les bénéfices, qu'il promet colossaux, seront partagés à parts égales entre les deux partenaires.
Ed et Doris Crane
(Billy Bob Thornton et Frances McDormand)

L'idée trotte dans la tête de Ed d'investir, mais il lui faut trouver la somme : invité à une soirée donnée par le magasin où travaille sa femme, Doris, comme comptable, il a la confirmation que celle-ci a une liaison avec son patron, "Big" Dave Brewster. 
Son plan se réalise tout seul et facilement : Ed décide de faire chanter l'amant de sa femme en lui adressant une lettre anonyme où il lui ordonne de payer 10 000 $ contre le silence sur son adultère. Dave s'exécute après s'être confié à Dave, mais sans lui avouer qu'il couche avec Doris, sacrifiant pour ça l'ouverture d'une annexe à son magasin et la promotion promise à Doris d'en être la chef-comptable.
"Big" Dave Brewster
(James Gandolfini)

Mais le piège se grippe lorsque Dave découvre, en ayant croisé Tolliver, qui l'a fait chanter. Il a agressé le voyageur de commerce qui a quitté précipitamment Santa Rosa avec l'argent, puis convoque un coupe-papier dans la gorge. 
La police mène l'enquête rapidement et arrête Doris qui est incarcérée : elle est confondue parce qu'elle avait aidé Dave à maquiller les comptes du magasin. Frank est prêt à tout pour sauver sa soeur, et hypothèque le salon de coiffure pour lui payer le meilleur avocat possible, Maître Freddy Riedenschneider.
Freddy Riedenschneider
(Tony Shalhoub)

En attendant le procès, tandis que l'avocat élabore une stratégie de défense et demande à un détective d'enquêter sur la passé de Dave, découvrant qu'il mentait sur son passé glorieux de soldat durant la guerre du Pacifique, Ed trouve du réconfort chez un de ses clients, Walter Abundas, et de sa jeune fille, Rachel, surnommée "Birdy", dont le talent, pourtant moyen, de pianiste l'éblouit. 
Rachel "Birdy" Abundas
(Scarlett Johansson)

Arnaqué, trompé par sa femme, le salon de coiffure délaissé par son beau-frère, mais rêvant d'une nouvelle vie, Ed entreprend de devenir le manager de "Birdy" en la présentant à un professeur de piano réputé qui pourrait perfectionner son jeu et lui ouvrir les portes d'une brillante carrière de concertiste.
Le premier jour du procès arrive et la procédure est aussitôt annulée car le juge informe la cour que Doris s'est suicidée en se pendant. Ed apprendra ensuite, par le médecin légiste, que sa femme était enceinte de trois mois, mais il ne pouvait être le père du bébé puisqu'ils n'avaient plus de rapports sexuels depuis des années.
L'audition de "Birdy" se passe très mal, le professeur estimant que si sa technique est correcte, son jeu n'a aucune âme. En rentrant avec elle à Santa Rosa, Ed est déçu mais pas découragé tandis que la jeune fille s'en fiche. Mais, voulant remercier le coiffeur en lui prodiguant une fellation, elle cause un accident de voiture.
Elle s'en sort miraculeusement, presque comme Ed à qui les policiers, qui avaient déjà appréhendé Doris, annonce son arrestation pour le meurtre de Tolliver, retrouvé battu à mort et noyé, avec le contrat bidon qu'il avait signé pour leur association - un mobile imparable pour le tuer.
Le procès de Ed est vite expédié après que Riedenschneider l'abandonne à son sort suite à un vice de procédure - quand Frank, fou de rage et de chagrin, a frappé en pleine audience son beau-frère. Condamné à mort, Ed accepte, résigné, la sentence, rédigeant toute son histoire pour un magazine à sensations en prison, et espérant même, après sa mort retrouver Doris et qu'ils s'aiment enfin.

Des frères Coen, j'ai vu presque tous les films (seul A Serious Man, je pense, m'a échappé), ils font partie de ces cinéastes qui m'accompagnent depuis un moment maintenant, et que j'ai suivi avec intérêt, même quand ils m'ont parfois dérouté ou déçu (mais rarement). Lorsqu'on entretient cette relation avec des réalisateurs, on les voit apparaître, grandir, progresser, se rater, se reprendre, évoluer, mûrir, on assiste à leurs succès, critique, public, à leur sacre (Oscar, festival de Cannes...), on déplore des injustices (quand un jury oublie des les récompenser ou que le box office est décevant), on s'interroge aussi sur le choix de leurs histoires, leur manière de les raconter. Il se construit une curieuse familiarité entre les artistes et le spectateur.

Au bout d'un moment, il devient plus évident aussi de distinguer des titres dans leur oeuvre, des films qui vous restent en tête. Ainsi : The Barber. Peut-être leur opus que je préfère, que je trouve le plus abouti, la synthèse de leur filmographie.

C'est aussi avec ce long métrage qu'on peut estimer le statut atypique de Joel et Ethan Coen dans le paysage du cinéma américain, et considérer l'absurdité de la distinction entrer cinéma d'auteur et cinéma commercial que tant de critiques cherchent à opposer en suggérant que l'un est paré d'une noblesse que l'autre n'aura jamais. Cette sélection est ardue avec les Coen qui créent une oeuvre accessible et personnelle à la fois, qui ont alterné régulièrement succès public (mais sans blockbusters) et bides, qui naviguent dans des eaux troubles, ni filmmakers quelconques au service de gros studios ni indépendants finançant tant bien que mal leurs projets. 

Pourtant, personne ne saurait discuter le fait que les Coen sont des auteurs véritables, avec un univers propre, une esthétique identifiable, non plus qu'on ne saurait les résumer à des artistes à l'audience confidentielle et à la reconnaissance minime. A l'image de leur collaboration, où personne ne sait exactement qui fait quoi (quand bien même il faudra attendre 2004 pour que leurs deux noms soient crédités comme réalisateurs), qui peut dire qui sont, où se situent les Coen ? Ils forment une entité à part, unique en son genre.

The Barber illustre parfaitement cette position : c'est à la fois un film noir dans la grande tradition du genre, tel qu'on en produisait dans les années 40-50 à Hollywood, mais aussi une curiosité improbable puisque tourné en noir et blanc et sorti en 2001 (même s'il en existe une version en couleurs, exigée par les producteurs, et disponible dans un coffret collector du DVD).  Ce qui est rare, ce n'est pas tant le genre dans lequel s'inscrit le film, même si la série noire classique est moins exploitée aujourd'hui (mais Hot Spot de Dennis Hopper en 1990, Lost Highway en 1997 et Mulholland Drive en 2001 - avec lequel The Barber partagera le prix de la mise en scène au festival de Cannes - de David Lynch en sont des exemples récents, tout comme Sang pour sang en 1984 ou Miller's Crossing en 1990 des Coen), que le fait que celui-ci en soit un tel archétype, comme si les frangins avaient vraiment voulu revenir à la source. 

L'action se situe en 1949 (l'information est fournie par le personnage de Frank Raffo qui lit un article sur la bombe A que les soviétiques viennent de faire exploser), une époque où le film noir est à son apogée. Elle a pour cadre la petite ville provinciale de Santa Rosa en Californie, un lieu resté fameux pour être celui de l'histoire de L'Ombre d'un doute de Alfred Hitchcock (1943). D'autres éléments évoquent les classiques noirs : l’avocat Freddy Riedenschneider (joué par l'excellent Tony Shalhoub) a le même patronyme que le personnage de Sam Jaffe dans Quand la ville dort (John Huston, 1950).

Mais plus encore que ces citations cinéphiles, c'est la qualité formelle du film qui convoque le film noir : la somptueuse photographie en noir et blanc de Roger Deakins n'a rien à envier aux chefs d'oeuvre du genre. Des éclairages expressionnistes renvoient à ceux des cinéastes venus d'Europe, notamment d'Allemagne, dans les années 20, et qui ont défini le look du film noir (Fritz Lang, Billy Wilder, Robert Siodmak, Jacques Tourneur) et la scène dans laquelle l'avocat expose sa stratégie à Doris et Ed, avec une lumière très contrastée et la projection de l'ombre des barreaux du parloir résume toute ces influences picturales.

La voix off omniprésente de Ed Crane ajoute au charme entêtant du long métrage : respectant la règle de Wilder comme quoi ce procédé doit toujours exprimer quelque chose de différent par rapport à ce qui est montré, elle illustre de façon décalée l'action. The Barber est un paradoxe en mouvement : le héros y parle très peu (il ne s'anime qu'une fois, lorsqu'il veut convaincre Birdy de passer une audition chez un professeur de piano) mais qui pense énormément - c'est donc un film bâti sur le silence oral, mais un flot de pensées. En revanche, la narration ne dévoile rien des réflexions des autres protagonistes mais ceux-ci sont très loquaces : Dave Brewster (le regretté James Gandolfini, impressionnant) qui ment sur son passé en en inventant des épisodes épiques, Frank Raffo (Michael Badalucco, épatant en beau-frère naïf) qui est une vraie pipelette avec ses clients du salon de coiffure, Creighton Tolliver (Jon Polito, fabuleux en fripouille qu'on démasque au premier regard) qui est un baratineur né, l'avocat qui s'écoute parler avec une griserie évidente, et même Birdy qui s'exprime avec l'insouciance d'une adolescente.  

Le rythme du film est lent, languissant même, au point presque de s'arrêter à plusieurs moments, la mise en scène de Joel Coen utilise alors des ralentis (Ed Crane au volant de sa voiture observant les passants parmi lesquels il distingue le détective privé au service de l'avocat, ou, à la fin, quand il rêve dans sa cellule que la porte en est ouverte et qu'il sort dans la cour de la prison où il est ébloui par le projecteur d'un ovni - rappel à la théorie d'un complot gouvernemental en relation avec la présence d'extra-terrestres, formulée par Ann Nirdlinger, la veuve de Dave, interprétée par Katherine Borowitz, et qui renvoie au crash d'une soucoupe volante dans la zone 51 de Roswell en 1941). Mais ces effets ne sont pas de simples outils pastichant le film noir et ce tempo pas le résultat d'un montage laborieux destiné à exaspérer le spectateur : ils consistent à faire sentir le poids de la fatalité, l'inéluctabilité des événements. Le film ne va pas vite parce que son héros assiste à la fois médusé (au sens littéral, c'est-à-dire comme pétrifié) et détaché (parce qu'il savait pour l'infidélité de sa femme, l'identité de son amant, se doutait fortement de l'escroquerie de Tolliver - seul le talent qu'il prête à Birdy semble être aussi surprenant qu'indiscutable pour lui) à ce qui se passe. On ignore si Ed Crane est un sombre idiot, dépassé par tout ça, ou un type si incroyablement résigné qu'il ne cherchera même pas à insister pour convaincre l'avocat qu'il est l'assassin de Dave (pour disculper Doris). Tout cela participe à l'effet envoûtant du film : cette capacité à montrer un personnage non pas, comme cela a été souvent dit, qui s'ennuie, mais un personnage ennuyeux et pourtant fascinant justement par sa passivité longtemps accompagnée d'une chance exceptionnelle.

Un des pivots du film noir est le sexe, or The Barber exploite cet élément de manière inattendue. D'abord indirectement et de façon conventionnelle avec la reproduction du triangle formé par le mari, sa femme et l'amant, mais on ne voit rien de la liaison de Doris (Frances McDormand, fabuleuse dans le rôle le plus ingrat du film) et Dave : leur aventure est évidente à Ed comme au spectateur, mais parce qu'elle l'est, justement les Coen n'ont pas besoin de la montrer. Non, le sexe est ici cité périphériquement, il n'y a pas de femme fatale, mais une lolita en la personne de Birdy Abundas (Scarlett Johansson, 17 ans à l'époque et déjà d'un érotisme d'autant plus troublant qu'il a le visage de l'ingénuité) : en la voyant allongée sur son lit, écoutant le discours passionné de Ed sur son talent de pianiste, on ne peut pas ne pas penser à Sue Lyon dans le film de Stanley Kubrick (Lolita, 1962). Sauf que Billy Bob Thornton (extraordinaire dans le rôle de sa vie, un sommet d'underplay) n'est pas James Mason et Ed Crane n'est pas Humbert Humbert : il n'éprouve aucun désir sexuel pour la jeune fille, mais apprécie surtout la paix que lui procure son interprétation pourtant très scolaire des sonates de Beethoven. De manière perverse et très drôle (quand bien même le film n'est jamais purement comique), les Coen renversent la situation et inversent les rôles lorsque, au retour de l'audition catastrophique chez un professeur de piano, c'est Birdy qui, désirant exprimer sa gratitude à Ed, va lui prodiguer une fellation - geste interrompu brutalement puisqu'il provoque un accident dont elle et son chauffeur se tirent miraculeusement (surtout elle, puisque à son réveil à l'hôpital, Ed sera inculpé du meurtre de Tolliver par les deux policiers absolument abrutis qui avaient auparavant arrêté Doris). Héros impénétrable, dans tous les sens du terme, Ed Crane tranche avec le cliché du héros classique de film noir, souvent tourmenté par la chair.

Tout cela fait de The Barber un concentré "coenien" par ce mix si spécial de tension et de dérision. Tout est presque contenu dans le titre complet (traduit littéralement de l'anglais) l’homme qui n’était pas là : Ed Crane n'est effectivement jamais présent, qui ne s'affirme jamais, mais pourtant de tous les plans. Ce film est une histoire spectrale et qui vous hante. Comme le dit le héros : " Moi, personne ne me parlait. L’histoire de Doris, personne ne voulait en parler, comme si j’étais un fantôme (…). Oui, j’étais un fantôme, je ne voyais personne, personne ne me voyait. J’étais le coiffeur."

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