jeudi 4 août 2016

Critique 967 : RIO BRAVO, de Howard Hawks


RIO BRAVO est un film réalisé par Howard Hawks, sorti en salles en 1959.
Le scénario est écrit par Jules Furthman et Leigh Brackett, d'après une nouvelle de B.H. McCampbell. La photographie est signée Russell Harlan. La musique est composée par Dimitri Tiomkin.
Dans les rôles principaux, on trouve : John Wayne (John T. Chance), Dean Martin (Dude), Walter Brennan (Stumpy), Ricky Nelson (Colorado), Angie Dickinson ("Feathers"), Claude Akins (Joe Burdette), John Russell (Nathan Burdette), Pedro Gonzalez-Gonzalez (Carlos).
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Dude, Stumpy et John T. Chance
(Dean Martin, Walter Brennan et John Wayne)

Le shérif de Rio Bravo, John T. Chance, a assisté à la déchéance de son adjoint Dude qui a sombré dans l’alcoolisme suite à une déception amoureuse. L’arrestation de Joe Burdette, qui vient d’abattre un homme de sang froid, va permettre au shérif de donner à Dude l’occasion de se réhabiliter. 
Joe Burdette (au centre) et ses hommes face au shérif Chance
(Claude Akins et John Wayne)

En effet, Nathan Burdette, l’un des plus gros propriétaires terriens de la région, est bien décidé à délivrer son frère par tous les moyens ; il commence donc par encercler la ville pour empêcher le shérif de transférer son prisonnier dans une prison fédérale. N’ayant plus d’autres choix que d’attendre l’arrivée du Marshall, le shérif va avoir fort à faire pour défendre sa prison contre les agissements des ‘mercenaires’ loués par Burdette. 
Stumpy, Dude, Colorado et John T. Chance
(Walter Brennan, Dean Martin, Ricky Nelson et John Wayne)

Sans la réclamer, John T. Chance va obtenir l’aide de plusieurs autres personnes en plus de celle de Dude à qui il rend son étoile : Stumpy (Walter Brennan), le gardien de la geôle, vieil homme grincheux et infirme ; Colorado (Ricky Nelson), jeune tireur d’élite, garde du corps d’un chef de convoi lâchement assassiné par la bande à Burdette ; enfin Feathers (Angie Dickinson), joueuse de cartes professionnelle que le shérif soupçonne d’être malhonnête mais dont il va très vite tomber amoureux. 
John T. Chance et "Feathers"
(John Wayne et Angie Dickinson)

A un moment donné, Nathan paye un groupe de musiciens afin qu’il joue sans discontinuer le ‘Deguello’ mexicain, indiquant ainsi qu’il ne fera pas de quartier lors du déclenchement de l’attaque, ce chant étant celui joué par les mexicains lors de la bataille d’Alamo. 

Il n’aurait pas été inconvenant de résumer l'entièreté de l’histoire de Rio Bravo et de dévoiler son dénouement (prévisible) - même si je m'en suis abstenu - car Howard Hawks préférait traiter des relations les personnages que développer une intrigue dramatique Le film brille au-delà des clichés qu'il charrie (en premier lieu, celui du duel entre un valeureux shérif et sa petite équipe contre une bande de mercenaires à la solde d'une riche crapule), il explore bien d'autres thèmes bien plus intéressants et qui peuvent toucher tous les spectateurs en dehors des amateurs de western : l'amitié, la solidarité, l'amour d'un homme et d'une femme, la vie d'une bourgade théâtre d'une situation tendue, la rédemption, etc. 

En 1959, quand le film sort, Rio Bravo annonce la fin d'un genre, mais il le fait en beauté, avec les formes, dans une sorte d'apothéose, avec panache. Si vous avez déjà vu le film, plusieurs moments vous reviennent spontanément en mémoire : le nom même de ce patelin de l'Arizona, Dean Martin récupérant pathétique un dollar dans un crachoir, les plaintes incessantes de Walter Brennan, Angie Dickinson dans une combinaison noire et ses interminables jambes dans des bas résille, la chemise rouge délavé de John Wayne, la jeunesse arrogante de Ricky Nelson... Rien qu'en pensant à cela, vous aurez déjà le sourire, vous ressentirez déjà le plaisir de retrouver ces personnages, ces instants, ces images. C'est la première des magies de ce grand classique qui suscite une si rare unanimité depuis 57 ans.  

Ecrire, parler de Rio Bravo est un régal en soi : pour beaucoup d'amoureux du cinéma et de passionnés de western, c'est un film fétiche, qui vous replonge en enfance, et qui est devenu un monument sacré, quand bien même on peut lui en préférer d'autres, antérieurs ou ultérieurs, venus d'Amérique ou d'Italie, signés de John Ford ou Sergio Leone.

Voir, revoir Rio Bravo permet de vérifier qu'il résiste au temps, qu'il produit toujours le même éblouissement que la première fois où on l'a découvert, tout en offrant à chaque fois de nouvelles surprises, de nouveaux motifs de ravissement. Pourtant, soyons honnêtes, l'intrigue n'a rien de formidablement originale, sa réalisation rien de spectaculairement audacieux - sa durée même peut en rebuter certains avec 135'... Mais, deuxième tour de force, Hawks se joue justement de ce classicisme avec une classe et une décontraction irrésistible. 

Peut-être la clé de tout ça réside simplement dans l'alchimie des ingrédients du film et l'atmosphère positive qui régna durant le tournage et qui se communique au spectateur (même si on peut aussi voir de purs chefs d'oeuvre réalisés dans des conditions difficiles... Et des productions idylliques aboutir à des navets). Mais c'est une évidence ici que la complicité totale entre les équipes technique, artistique a profité au résultat. D'ailleurs, l'entente dans un groupe qui permet de se sortir de tout est au coeur de l'eouvre et il est donc logique que le spectateur se sente donc si bien en compagnie de John T. Chance et sa drôle de bande, en compagnie d'un ivrogne, d'un estropié, d'un gamin et d'une femme - ces partenaires improbables mais si humains, avec lesquels nous tremblons, nous rions, nous chantons, nous arrêtons les vilains.  Nous passons en vérité une soirée entre amis avec eux et nous les quittons à regret quand les mots "The End" s'affiche sur l'écran.

Hawks aimait lui-même être bien entourée et Rio Bravo traduit cet esprit de "famille". L'histoire est d'ailleurs imaginée par sa propre fille et ce sont deux de ses collaborateurs habituels, Jules Furthman (Seuls les anges ont des ailes, 1939) et Leigh Brackett (Le Grand sommeil, 1946), qui la développeront en script. Il dirige à nouveau John Wayne (après La Rivière rouge, 1948 - on peut d'ailleurs lire sur le ceinturon de John T. Chance l'inscription "Red River"...) - et le "Duke" suggéra au réalisateur d'engager Angie Dickinson ! 

Le cinéaste ne cherche pourtant pas à révolutionner le western : tout comme John Ford, il préfère en utiliser les archétypes et s'écarter de la mouvance du "sur-western" (dont on considère pourtant qu'il l'initia avec La Rivière rouge, et qui, en 59, aboutira au Gaucher, teinté de psychanalyse, de Arthur Penn). Hawks n'est pas un intellectuel (Billy Wilder racontera même, avec humour, qu'il était même un parfait mythomane), c'est un homme de tradition, respectueux des règles, des codes, qu'il connaît parfaitement pour les avoir déjà maniés. Non, là où il va se distinguer, c'est dans le rythme qu'il imprime à son récit : plutôt que de miser sur un tempo trépidant, il fera de Rio Bravo un western nonchalant, relax, loin des grands espaces, des chevauchées spectaculaires, des coups de théâtre, du lyrisme. C'est un film cool - un sommet du genre même.

Ne quittant jamais la bourgade où se déroule l'action, c'est donc un quasi huis-clos, un western de chambre, se passant sur trois jours et dans quelques décors emblématiques (la prison du bureau du shérif, l'hôtel, le saloon, la grande rue). Les déplacements réduits, loin de figer l'ensemble, exploitent au maximum l'intensité dramatique de chaque endroit, le temps qui s'écoule est puissamment ressenti, avec ce que cela induit de frustration, d'attente, de peur - et de rires aussi pour décompresser. L'humour agit ici comme une véritable soupape et permettent au spectateur d'observer avec attention la position de chaque protagoniste et leur évolution dans ce cadre. Ils sont écrits avec bienveillance, on ne peut éprouver que de la sympathie pour les héros. 

Pour autant, Hawks ne perd pas son temps : en dix minutes, le sujet est planté, les personnages présentés, l'enjeu dévoilé. Cela va jusqu'aux noms des héros qui nous instruisent sur qui ils sont - il s'agit souvent de surnoms, de diminutifs, d'identités symboliques (Dude, Stumpy, Feathers, Colorado, Chance) et la suite ne fait que préciser leur caractérisation par le biais d'attitudes et de dialogues très subtilement dosés. Le casting sensationnel permet au réalisateur de s'appuyer sur une interprétation parfaite pour exprimer tout cela.

De Walter Brennan, truculent en vieillard bourru mais généreux, n'aspirant qu'à la reconnaissance de son dévouement (ce que le shérif lui accordera en lui déposant un facétieux baiser sur son crâne dégarni), à Ricky Nelson, absolument étonnant en jeune pistolero d'abord suffisant puis gagnant notre sympathie par son sérieux, son sang-froid et sa loyauté, les seconds rôles sont déjà magnifiques. L'ancêtre estropié, escroqué par Joe Burdette, et gardant désormais avec une vigilance revancharde Nathan Burdette, et le jeune loup, aussi bon tireur qu'assez intelligent pour ne pas s'en vanter exagérément, incarnent les deux extrémités du groupe de héros et semblent signifier pour Hawks à la fois le respect qu'on doit aux anciens et l'espoir qu'on peut placer envers les plus jeunes.

Dean Martin tient là son plus beau rôle (ex aequo avec celui du joueur de cartes de Comme un torrent de Vincente Minnelli, 1958) : il joue avec sobriété (sans jeu de mots) la borrachon, "Dude", autrement dit "la guenille", "la loque". Hawks n'a même pas besoin de mots pour résumer le personnage dès sa première apparition, dans laquelle il accepte d'être humilié pour se payer un verre. Le parcours qu'il accomplit dans l'histoire est saisissant, le spectateur ne sait jamais s'il va s'écrouler à nouveau ou conserver sa dignité durement récupérée.  On compatit pour lui tout en comprenant la dureté, la sévérité de John T. Chance à son égard - nuancée quand il raconte ce qui a précipité la déchéance de son adjoint trois ans plus tôt (amoureux d'une "grue" qui l'a plaqué rapidement, le laissant inconsolable). Chaque épreuve qu'il subit, nous le plaignons et souhaitons qu'il s'en relève - et quand il est récompensé, cela donne une scène galvanisante : le shérif accède à sa requête d'entrer "par la porte de devant" du saloon où s'est caché un homme de main pour l'appréhender. Une fois la malfrat neutralisé, le regard de "Dino" est bouleversant : reconnaissant envers son patron, fier d'avoir accompli sa mission, heureux d'être à nouveau respecté par ceux-là même qui se moquaient de lui.

Alors âgée de 28 ans, Angie Dickinson compose avec "Feathers" ("Plumes", comme celles des habits d'une entraîneuse) une de ces figures féminines comme Hawks savait les représenter : loin d'être une potiche, faire-valoir séduisant du héros, elle est forte, indépendante, et résolue à s'imposer dans un milieu masculin sans sacrifier sa féminité ni ses émotions. Alors débutante, elle s'empare de son personnage avec vigueur et un charme provocant, n'hésitant pas à tenir tête au shérif, à l'entreprendre directement et donc à le décontenancer. Elle sait ce qu'elle veut mais sans être outrageusement dominatrice : plusieurs fois ses sentiments la trahissent et elle accepte docilement les attentions délicates d'un homme (comme dans cette scène d'une délicatesse exquise où Chance la trouve endormie et la monte dans son lit, elle s'éveille alors et lui adresse un sourire d'une tendresse imparable). A la toute fin, elle apparaît dans une combinaison mettant en valeur sa somptueuse silhouette, confirmant qu'elle avait les plus belles jambes du cinéma (avec Cyd Charisse), et le dialogue qui suit où elle obtient enfin de l'homme qu'elle convoite l'expression de ses sentiments de manière indirecte est jouissive (peu avant, Dude explique d'ailleurs à Stumpy que Chance a une femme mais qu'il ne s'en doute pas encore : c'est délicieusement malicieux). 

Et puis il y a John Wayne qui n'était pas un acteur de western mais qui était le western, selon le mot de Tom Hanks. Impérial, il a un rôle moins complexe que dans La prisonnière du désert (John Ford, 1956), moins émouvant que dans La charge héroïque (Ford, 1949), mais qui reste la quintessence de son incroyable filmographie, une forme de synthèse de sa carrière - l'homme droit, courageux, intransigeant et affectueux à la fois, maladroit avec les femmes mais charismatique. Que Hawks ait osé le diriger en amoureux dépassé par une femme plus jeune et plus entreprenante, avec laquelle il n'a jamais le dernier mot (y renonçant même vite), l'humanise infiniment sans pourtant diminuer son autorité, l'admiration qu'on peut lui apporter. On a parfois reprocher à Wayne de ne pas jouer (voire de ne pas savoir jouer), d'être simplement lui-même et d'incarner le même personnage au lieu de composer, mais, comme Bogart, c'est encore lui qui le faisait le mieux. Il a crée à la fois ce personnage, en inventant ses attitudes, sa manière de parler, de s'habiller, de tenir un fusil, de se coiffer d'un chapeau déformé un peu ridicule, avec une allure, une présence inégalées. Voilà ce qui fait un grand comédien, unique : il est inimitable (ceux - cinéastes, acteurs - qui ont pensé pouvoir reproduire cela se sont tous vautrés). 

La réalisation de Hawks paraîtra sans doute transparente, voire inexistante, pour des spectateurs gavés d'effets de caméra et de trucages rendus possibles par les progrès de la technique. Vous ne trouverez en effet pas ici de mouvements d'appareil ostentatoires, d'angles de vue originaux, tous ces artifices pour épater la galerie. Mais vous trouverez par contre des cadres d'une justesse incomparable et vous comprendrez le sens de la formule "filmé à hauteur d'homme". Hawks s'est d'abord fixé comme mission de mettre en valeur ses personnages et de rendre limpide son histoire, ce n'est pas un esthète (même si la photo de Russell Harlan est superbe, avec un Technicolor sobre) ni un formaliste, mais il cadre toujours la scène le plus justement possible, en le remplissant intelligemment, en faisant vivre tout ce qui le compose.  Est-ce à dire qu'il ne fait "que" ça ? Que nenni ! Rio Bravo comporte d'authentiques "morceaux de bravoure", mais discrets, mesurés, suggestifs, comme lorsque Dude abat un fugitif dans un plan en plongée (une rareté dans le film) et employant le zoom avec à-propos (quand Dean Martin remarque des gouttes de sang tombant du haut du saloon sur un verre de bière). Les scènes de patrouille nocturnes avec le shérif et son adjoint, arpentant les rues trop calmes sont un modèle de montage : le spectateur a cette sensation de connaître les lieux aussi bien que les personnages tout en étant sur ses gardes comme eux. Il n'y a que la toute fin, avec la fusillade entre les hommes de Burdette et la bande du shérif, et un étonnant ball-trap avec de la dynamite, où Hawks livre une séquence purement spectaculaire - mais qui est justement efficace car elle arrive après une longue attente. 

Et puis Hawks aime les digressions et c'est une autre source du plaisir intense que procure Rio Bravo : il ne s'agit plus alors de faire avancer l'histoire mais de lui offrir de quoi la rendre mémorable. Et quand on a devant sa caméra deux chanteurs comme Dean Martin et Ricky Nelson, pourquoi se priver ? Celui qui ne jubilera pas en les entendant fredonner "My pony, my rifle and me", moment en apesanteur, joyeux, et presque indiscret, comme si nous surprenions les acteurs durant une pause entre deux scènes, d'une profonde humanité. 

C'est cette combinaison de situations classiques, lentement déroulées, incarnées par des personnages solidement caractérisés, mises en scène avec humilité mais un savoir-faire irréprochable, qui fait de Rio Bravo un western légendaire, un plaisir enfantin et éternel - ce film qui, selon le mot d'un critique, "justifiait l'existence de Hollywood".

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