jeudi 31 mars 2016

Critique 855 : GRINGOS LOCOS, de Yann et Olivier Schwartz


GRINGOS LOCOS est à la fois un récit complet et le premier épisode d'une série avortée, écrit par Yann et dessiné par Olivier Schwartz, publié en 2012 par Dupuis.
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En 1948, effrayé par la menace nucléaire et l'éventualité qui en découle d'une troisième guerre mondiale, Joseph Gillain dit "Jijé" entraîne sa femme, Annie ; leurs quatre enfants (dont un encore bébé) ; et ses deux disciples, André Franquin et Maurice de Bevere dit "Morris", dans un voyage aux Etats-Unis, où, espère-t-il, ils seront à l'abri des bombes.
L'autre objectif des trois hommes est de se faire embaucher comme dessinateurs au sein des studios de Walt Disney à Burbank. Mais sur place, c'est la désillusion car l'échec commercial de Bambi a obligé le cinéaste-producteur à licencier une grande partie de son personnel.
Jijé prend alors la décision de gagner le Mexique avec femme et enfants, tandis que Franquin et Morris s'attardent encore un peu en Amérique. Mais ils ne peuvent y rester bien longtemps : leur titre de séjour expire bientôt, et ils sont à court d'argent - Franquin vient de donner sa démission aux éditions Dupuis (à qui sa dernière histoire de Spirou a déplu), Morris n'envisage ni de succéder à son père à la tête de l'entreprise familiale de confection de pipes ni de dessiner éternellement Lucky Luke.
Au Mexique, Morris et Franquin retrouvent donc la famille Gillain. Jijé veut reprendre Spirou, Franquin a l'idée d'un nouveau héros inspiré d'un mexicain paresseux, Morris se met dans de sales draps en séduisant une jolie fille.
Noël arrive avec ses cadeaux et ses remises en questions...

C'est d'abord l'histoire d'un lamentable gâchis artistique : il faut savoir que Gringos Locos ne connaîtra (sauf rebondissement) de suite (le tome 2 devait s'intituler Crazy Belgians) car l'album a déplu aux héritiers de Franquin, Morris et Jijé, estimant que l'image des trois créateurs était trop écorné. L'éditeur acceptera même, ce qui est pathétique, que les fâcheux expriment leur mécontentement dans les pages du livre !

Il n'y avait pourtant pas de quoi crier au scandale (sauf si on croit qu'écrire sur des artistes ne peut qu'aboutir à une hagiographie) car cette histoire est et reste à la fois un hommage enjoué et une divertissement très agréable, en aucun cas un ouvrage qui se prête à la polémique. Yann (de son vrai nom Yann Le Pennetier) a bien connu Franquin (avec qui il a participé à l'écriture des Marsu Kids et eu des échanges fréquents pendant plusieurs années) comme Morris (pour lequel il a écrit des aventures de Lucky Luke et Kid Lucky et dont il était également proche), quant à Jijé il a longuement conversé avec ses enfants durant la conception de cette bande dessinée. Personne n'a été trahi et le scénariste témoigne ici de son admirative affection pour ses glorieux aînés.

La forme de l'histoire est celle d'un road trip loufoque et inspiré de faits réels : Jijé était effectivement inquiet qu'une troisième guerre mondiale éclate, il hébergea Morris et Franquin à leurs débuts (après qu'ils aient tous les deux voulu faire carrière dans un studio belge d'animation, qui fit faillite à la Libération), et toute cette bande, avec l'épouse et la progéniture de Gillain, partit en Amérique à la fois pour se mettre à l'abri des bombes russes mais aussi pour intégrer les équipes de Walt Disney.

Yann raconte cela sur un rythme enlevé, ponctué de nombreux gags, souvent visuels, très inspirés, et d'expressions belges savoureusement décalées dans ce décor de western. Les trois héros sont merveilleusement caractérisés - Jijé tonitruant père la débrouille, Franquin éternel hésitant dépressif, Morris charmeur espiègle et impulsif. La présence d'Annie Gillain figure une femme endurante et philosophe, qui aurait à son insu séduit Franquin (peut-être s'agit-il d'un point discutable qui a déplu à la succession de l'artiste), tandis que Morris n'est pas seulement montré comme ce jeune homme bien propre sur lui avec son noeud papillon et raisonnable (là aussi différent de l'image iconique). Quant aux enfants Gillain, ils ne sont pas là que pour la figuration : on mesure l'excentricité du voyage quand on songe qu'ils y ont été embarqués comme si c'étaient de grandes vacances.

Après leur première collaboration sur Une aventure de Spirou : Le groom vert-de-gris (qui avait déjà dérangé des fans puristes), Olivier Schwartz a admis, dans une interview donnée lors de la prépublication de Gringos locos, qu'il avait hésité puis eu du mal à prendre du plaisir à dessiner ce projet avant de reconnaître s'être beaucoup amusé.

Emule de Chaland (auquel Yann avait d'abord pensé pour cet album, bien avant d'en développer l'idée), Schwartz est un grand admirateur de Jijé, Franquin et Morris, mais n'a pas cherché à les imiter. Le résultat est d'une grande élégance et possède du pep's. Les décors sont très soignées, la reconstitution minutieuse (ainsi apprend-on que la voiture de Gillain était la même que celle de Jack Kerouac), et la colorisation de Fabien Alquier met tout cela magnifiquement en valeur.

Mais l'entreprise exigeait aussi d'animer des héros ayant réellement existé et donc de les réinterpréter pour un artiste qui n'évolue pas dans un registre réaliste classique. Tout en s'appuyant sur des photos prises des années après cette histoire, ce qui a conduit Schwartz à les rajeunir, il s'est aussi inspiré de personnalités leur ressemblant (Adrien Brody pour Franquin, Georges Simenon et son propre père pour Jijé, et le Félix de Tillieux pour Morris !). C'est excellent, très vivant, parfaitement maîtrisé.

Hélas ! donc, il est plus que compromis qu'une suite soit produite, et c'est regrettable vu la qualité de ce premier tome mais aussi par rapport à ce que promettait un autre épisode (le retour en Amérique, la rencontre avec Goscinny, les choix de carrière des trois gringos...). Que c'est désolant, ces héritiers n'ayant pas le sens de la dérision de leurs parents !  

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