mercredi 30 mars 2016

Critique 853 : L'HISTOIRE D'UN MARIAGE, de Andrew Sean Greer


L'HISTOIRE D'UN MARIAGE (en v.o. : The Story of a Marriage) est un roman écrit par Andrew Sean Greer, traduit par Suzanne V. Mayoux, publié en 2009 par les Editions de l'Olivier.

Tous deux noirs, à l'adolescence, Pearlie Ash et Holland Cook tombent amoureux alors que la seconde guerre mondiale fait rage et que les Etats-Unis sont engagés dans le conflit. Lorsqu'il est appelé sous les drapeaux, sa mère le cache mais le garçon est dénoncé et envoyé au front.
En 1949, Pearlie retrouve par hasard Holland à San Francisco : elle a soutenu l'effort de guerre, il est revenu des combats traumatisé. Ils se marient et s'établissent dans le quartier de Sunset, puis deviennent les parents d'un petit Walter, surnommé Sonny.
En 1953 pourtant, leur existence va basculer lorsque Charles "Buzz" Drumer, séduisant jeune homme blanc, à la tête d'une entreprise de confection de lingerie, surgit. Il a rencontré Holland dans un hôpital militaire où tous deux soignaient leurs blessures - psychologiques pour Buzz, objecteur de conscience qui avait accepté de servir de cobaye pour un programme destiné aux survivants de la guerre ; physiques pour Holland, qui avait survécu à un naufrage. Ils y devinrent amants.
Buzz veut récupérer Holland et Pearlie finit par s'y résigner, comprenant que son époux n'a jamais oublié son amant et acceptant l'argent de ce dernier. Ensemble, ils écarteront tous les obstacles à ce projet : la jeune Annabel DeLawn (fille du patron de Holland, à qui il sert parfois de chauffeur), William Platt (le soupirant de Annabel, qu'une erreur administrative a permis d'éviter de partir se battre en Corée), les tantes de Holland (les excentriques Alice et Beatrice, qui avaient tenté de dissuader Pearlie d'épouser leur neveu)...
Pourtant Holland fera un choix inattendu pour sa femme et son ex-amant, qui ne se reverront que bien des années après, par l'intermédiaire de Sonny... 
Andrew Sean Greer

Accroché par une référence à Douglas Sirk, cinéaste spécialiste de flamboyants mélodrames dans les années 50, époque à laquelle se déroule ce roman, j'ai emprunté cet ouvrage soutenu par des critiques flatteuses, écrit par Andrew Sean Greer, né en 1969.

J'ai été pris par cette intrigue pourtant minimaliste au point que la révélation formulée page 73, à la fin de la première partie, m'a encore plus saisi : rien ne m'avait laissé deviner que Pearlie et Holland Cook, le couple au coeur de ce livre, étaient noirs. Et cela bouleverse complètement la perspective de cette histoire.

Greer joue avec des éléments audacieux mais qui revêtent un relief épatant compte tenu de la situation géographique et historique de son ouvrage. Bien que des fréquents rappels renvoient les héros et le lecteur aux années 40, durant la seconde guerre mondiale, et que la rencontre entre Pearlie et Holland a lieu en 1949, l'action a lieu sur la Côte Ouest des Etats-Unis, dans le Sunset District de San Francisco, en 1953.
Sunset District, San Francisco, dans les années 50 :
décor principal de l'histoire.

A cette époque, l'Amérique est en pleine guerre froide avec l'URSS, et ces tensions se cristallisent avec l'affaire des époux Rosenberg et la "chasse aux sorcières" menée par le sénateur Joseph MacCarthy. Tout sympathisant présumé avec les communistes était persécuté et traduit en justice : la "Peur Rouge" a coûté la vie à de nombreux artistes, notamment dans le milieu du cinéma, mais également dans la société civile. Le cas des Rosenberg est édifiant et hante tout le récit imaginé par Greer.
Julius et Ethel Rosenberg

Julius Rosenberg, ingénieur électricien, né en 1918 à New York, et sa femme Ethel Rosenberg, née en 1915 à New York aussi, furent tous deux reconnus comme espions communistes au service de l'URSS et arrêtés en 1950. Jugés coupables, ils furent exécutés sur la chaise électrique le 19 juin 1953. Depuis 1945, les États-Unis avaient l'exclusivité de la bombe atomique mais l’URSS, grâce à ses espions sur le sol américain, se dota de cette technologie à partir de 1949 de cette technologie. La condamnation à mort des époux Rosenberg, qui avaient pourtant toujours clamé leur innocence, fut très médiatisée et et de nombreux sympathisants à travers le monde demandèrent, en vain, la clémence pour eux, dénonçant un complot - même si, par la suite, la culpabilité de Julius fut avérée. 

"Amérique tu administres une mort exquise."

L'évocation de ce couple maudit a valeur d'exemple pour celui que forment Pearlie et Holland, frappés eux par la ségrégation raciale (même si cet aspect est finalement peu, et inexplicablement, souligné dans le roman), noirs dans une Amérique blanche qui n'avait pas encore été ébranlée par une autre affaire retentissante, dont l'héroïne fut Rosa Parks (femme de couleur qui refusa de céder sa place à un passager blanc dans un bus à Montgomery en 1955, entraînant le boycott de la compagnie de transport, une vaste campagne de protestation menée par le pasteur Marthin Luther King à travers le pays, et aboutissant à l'abolition des lois ségrégationnistes déclarées anticonstitutionnelles en 1956).

L'autre "affliction" du couple Cook est dévoilée quand entre en scène le personnage de Buzz Drumer, un séduisant jeune homme blanc, qu'a rencontré Holland dans un hôpital militaire des années auparavant. On apprend vite qu'ils sont devenus amants alors et ensuite avant de rompre brutalement. La question de la bisexualité est également une originalité du roman, que Greer aborde de manière allusive d'abord puis plus franchement mais toujours subtilement.

Cela provoque une crise progressive, sans grandes effusions, chez les Cook et un twist tout à fait surprenant quand Pearlie va devoir jouer les entremetteuses entre son mari et son ex-amant, alors qu'elle s'est résignée à voir Holland la quitter mais en l'y encourageant de façon suggestive, pour leur bien commun. Les personnages sont très bien caractérisés, sans sombrer dans les clichés, dominés par la figure énigmatique, quasi-mutique de Holland, dont la beauté physique est souvent mise en avant mais les sentiments insondables. De ce point de vue, la décision de Greer de faire de Pearlie la narratrice produit une frustration certaine (car elle nous prive d'informations au profit d'hypothèses, d'états d'âme) mais évite aussi à l'écrivain de trop baliser son intrigue et invite le lecteur à lire entre les lignes, à interpréter les mouvements intérieurs qui agitent le trio Pearlie-Buzz-Holland.

"Le monde changeait, tout autour de nous, 
et au bord de l'océan nous le sentions
comme l'extrémité d'un fouet sent son mouvement."

Le sort auquel doit faire face Pearlie est aussi poignant à cause d'éléments périphériques mais qui excédent les préoccupations ordinaires d'une femme noire dans les années 50 en Amérique : c'est aussi la mère d'un petit garçon qui a été atteint de polio, qui doit composer avec la présence des deux tantes excentriques de son époux (Alice et Beatrice, la prévenant très tôt de la "maladie" de leur neveu pour qu'elle ne se marie pas avec lui), et devra même manigancer contre deux adversaires pourtant inoffensifs en leur infligeant, avec la complicité de Buzz, une terrible punition (la romance dramatique entre Annabel DeLawn et William Platt, qui est sans doute la péripétie la plus dispensable du récit, ou à tout le moins la moins bien développée).

L'écriture de l'auteur, si elle n'est pas exempte de quelques formules faciles (à l'image de ce "Nous croyons connaître ceux que nous aimons. Nous croyons les aimer."), a quand même le mérite d'une grande sobriété et, bien qu'on puisse estimer que plus de 270 pages pour raconter cela est un peu exagéré (plus resserré, l'histoire aurait gagné en densité et en intensité), le rythme est efficace, bien soutenu. Il n'y a pas de chapitrage mais quatre parties, aux paragraphes aérés, avec des dialogues bien dosés, dans un vocabulaire sans affectation. 

Contrairement à ce que peut faire penser son titre, il ne s'agit donc pas d'un roman à l'eau de rose, mais d'un récit sentimental subtilement complexe et touchant. L'avoir raconté avec en arrière-plan l'Amérique à un tournant de son Histoire, dans le décor de la côte Pacifique, lui donne un cachet certain, séduisant, troublant. Cet ouvrage sur le prix des sacrifices, des renoncements mais aussi de la fidélité et de l'amour profond entre des êtres meurtris aussi bien par la marche des événements de leur pays que par celle de leur intimité présente des qualités qui dépassent ces défauts. 
*
Même si l'intrigue comporte plusieurs éléments (les thèmes de la ségrégation raciale - sujet toujours sensible, même avec Barack Obama comme président - , la bisexualité, l'amour entre un blanc et un noir) qui refroidiraient bien des producteurs et cinéastes pour l'adapter, L'Histoire d'un mariage fournirait une belle matière pour un film, avec des rôles parfaits pour des remises de prix (comme les affectionnent tant les américains).
Aussi, verrai-je bien dans les rôles principaux les acteurs suivants (associés majoritairement à des blockbusters Marvel certes, mais tous excellents interprètes d'abord) :
 Zoe Saldana : Pearlie Cook
 Anthony Mackie : Holland Cook
 Tom Hiddleston : Buzz Drumer
 Jane Levy : Annabel DeLawn
Sebastian Stan : William Platt

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