mercredi 24 février 2016

Critique 823 : ESTEBAN, TOMES 4 & 5 - PRISONNIERS DU BOUT DU MONDE & LE SANG ET LA GLACE, de Matthieu Bonhomme


ESTEBAN : PRISONNIERS DU BOUT DU MONDE est le quatrième tome de la série, écrit et dessiné par Matthieu Bonhomme, publié en 2012 par Dupuis.
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1901, à Ushuaïa. Depuis six mois, l'équipage du "Léviathan" est détenu dans le pénitencier de la Terre de Feu. Les conditions de vie y sont épouvantables, le général qui dirige l'établissement est intraitable et le sergent La Paz, chef des gardiens, est une brute.
Esteban infiltre la prison et réussit à s'y faire engager comme gardien. A l'extérieur, son oncle Tonto, qui a accepté à contrecoeur cette manoeuvre, est cependant prêt à l'aider à organiser l'évasion des marins du baleinier.
Mais, pour cela, Esteban devra surmonter plusieurs obstacles : tromper la vigilance de La Paz, veiller à faire sortir le capitaine du mitard (où il est retenu après avoir tenté plusieurs fois de se s'échapper), supporter la femme du général qui noie son chagrin dans l'éther... Tandis que Tonto doit trouver un pilote pour le bateau à vapeur qui transportera les prisonniers et qui doit arriver dans quatre jours, date à laquelle Esteban devra partir à La Plata pour y suivre ses classes comme soldat.
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ESTEBAN : LE SANG ET LA GLACE est le cinquième tome de la série, écrit et dessiné par Matthieu Bonhomme, publié en 2013 par Dupuis.
Il s'agit du dernier épisode du premier cycle de la série.
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L'évasion, spectaculaire, a réussi mais les hommes du "Léviathan" ne sont pas encore sortis d'affaire. Ils doivent affronter une mer déchaînée et se résoudre à s'abriter dans une baie isolée. C'est alors que les indiens de la tribu du chef rebelle Aigle Rouge, farouche adversaires des évangélisateurs, les assiègent. Et il ne faut pas oublier, parmi les fugitifs, ce jeune garçon rouquin, véritable psychopathe, prêt à tuer à tout instant ses compagnons...
Au terme d'une âpre négociation, Aigle Rouge accepte de guider les prisonniers contre des armes dans les glaciers. Le général et ses hommes traquent les détenus dans ce décor hostile. Plusieurs, dans chaque camp, vont trouver la mort lorsque la banquise se brise, parmi lesquels Le Goff, le fidèle second du capitaine.
Finalement, la situation va se dénouer sur le bateau à vapeur du général qui a tendu un piège aux fugitifs et qui est prêt à les fusiller sur le champ. C'est alors qu'interviendra la femme de l'officier, Clara, de manière dramatique, pour protéger Esteban et aussi venger son enfant mort prématurément quelques années plus tôt...

Avec ces deux tomes s'achève donc le premier cycle de la série : depuis, Matthieu Bonhomme a dessiné le deuxième épisode de Texas Cowboys (écrit par Lewis Trondheim) et le journal de "Spirou" prépublie actuellement son one-shot L'homme qui tua Lucky Luke (qui sortira en librairie le 1er Avril prochain). Il a déjà annoncé réfléchir au cycle suivant d'Esteban en expliquant que l'action se déroulerait certainement quelque années après les événements du tome 5, donc avec le héros devenu adolescent, et sans doute dans un cadre différent.

En attendant cette suite, Prisonniers du bout du monde et Le sang et la glace permettent d'admirer le meilleur de cet auteur complet dans deux histoires aux contraintes bien distinctes. Dans un premier temps, on assiste à un huis clos dans l'enceinte du pénitencier d'Ushuaïa, qui tranche radicalement avec les périples en mer des trois précédents albums.

Bonhomme exprime de manière saisissante l'atmosphère oppressante et violente qui règne dans le murs de cette prison : l'endroit est aux mains d'un général implacable et de son sergent (le mal nommé La Paz) et les détenus sont soumis à des traitements cruels, travaillant dans le froid et punis par des brutalités abusives.

L'action se situe six mois après l'arrestation des hommes du "Léviathan", qu'a pu éviter Esteban grâce à l'intervention providentielle de son oncle Tonto. Dans un flash-back, le garçon a l'occasion d'expliquer où il est passé durant cette période : de retour auprès de sa famille, il est redevenu berger puis est tombé gravement et subitement malade. Ses proches le croyant victime d'abord victime de la rougeole puis d'un mauvais sort, il est visité par "la Guapa", une sorcière, qui comprend que c'est la culpabilité qui le ronge.

Esteban court bien des dangers en infiltrant la prison, en en devenant un des gardiens, en échafaudant un plan d'évasion, et le lecteur frémit pour lui. Même sa relation avec l'épouse du général, en charge de la direction de l'endroit, une femme malade, délaissée, est équivoque : elle reporte sur lui une affection toute maternelle tout en exigeant qu'il l'approvisionne en éther, qu'il doit voler chez le médecin.

L'épisode se conclut sur une longue et spectaculaire séquence que Bonhomme développe avec maestria, mais en sachant ménager un suspense intact pour le dernier acte. De l'aveu même de l'auteur, le cinquième tome a été conçu en réaction au quatrième et renoue donc avec l'aventure pure, mettant en scène la cavale périlleuse de prisonniers. 

Le casting, qui est devenu garni avec les hommes du "Léviathan", les détenus en fuite, les hommes du général, et les indiens qui vont s'en mêler, est remarquablement géré. La tension que produit la présence de Aigle Rouge, à la fois chef redoutable et fou de guerre (qui ne consent à aider les fugitifs qu'après une négociation délicate avec Esteban et Tonto), aboutit à un clash inévitable avec le capitaine, qui le défie cependant moins par orgueil que par chagrin après la mort de Le Goff.

La fin de l'épisode est aussi intense : jusqu'au bout, le sort des héros est incertain et le personnage de Clara, l'épouse du général (qu'une longue confession, fort bien orchestrée au début de l'album, a permis de mieux cerner, de façon poignante), trouve toute sa place lors d'une résolution tragique et libératrice à la fois.

Visuellement, Bonhomme continue d'enchaîner les prodiges : son découpage est très dense, avec parfois jusqu'à une quinzaine de vignettes par pages, mais il alterne avec des scènes plus aérées, avec des plans plus grands, somptueusement composés, où sa représentation des décors de la Terre de Feu est éblouissante. Il n'y a pas de hasard à cela : l'artiste s'appuie sur des repérages effectués sur place, et aussi sur la colorisation de Delphine Chedru, dont la palette est à la fois sobre et nuancée.

Les personnages, nombreux donc, avec une figuration abondante, sont également soignés : tous dotés de physionomies immédiatement mémorables, Bonhomme les rend aussi très expressifs, d'un trait économe, réaliste sans être classique. L'encrage est toujours rehaussé par des dégradés au crayon, qui donne une texture élégante et sensible à l'image : une vraie signature.

Grâce au succès critique et commercial de la série, Esteban est désormais entièrement disponible chez Dupuis, avec des couvertures re-maquettées, une pagination complète, et a même bénéficié d'une magnifique Intégrale, sous-titrée Aventures Polaires, en noir et blanc (voir ci-dessous).

Ne passez donc pas à côté de cette production, une des meilleures fournies par son éditeur, réalisée par un des meilleurs scénariste-dessinateur actuel.   

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