dimanche 7 février 2016

Critique 811 : MINUIT A PARIS, de Woody Allen


MINUIT A PARIS (en version originale : Midnight in Paris) est le 42ème film écrit et réalisé par Woody Allen, sorti en 2011.
La photographie est signée Darius Khondji. Le film est produit par Letty Aronson, Jaume Roures, et Stephen Tenenbaum.
Dans les rôles principaux, on trouve : Owen Wilson (Gil Pender), Rachel McAdams (Inez), Marion Cotillard (Adriana), Léa Seydoux (Gabrielle), Kathy Bates (Gertrude Stein), Corey Stoll (Ernest Hemigway), Adrien Brody (Salvador Dali), Marcial Di Fonzo Bo (Pablo Picasso), Tom Hiddleston (Scott Fitzgerald), Alison Pill (Zelda Fitzgerald)...
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Gil Pender et Inez arrivent à Paris pour y préparer leur mariage, en compagnie des parents de la jeune femme (qui ne s'entendent pas avec leur futur gendre). Gil, qui veut se consacrer à l'écriture d'un roman, aimerait s'installer dans la capitale française mais ce projet ne séduit pas sa future épouse. 
Gil et Inez
(Owen Wilson et Rachel McAdams)

Il doit aussi supporter un autre couple américain dont le mari est un ancien prétendant d'Inez, un type imbuvable, suffisant et prétendant tout savoir sur Paris, sa culture, son passé.
Paul, son amie, Inez et Gil
(Michael Sheen, Rachel McAdams et Owen Wilson)

Un soir, alors qu'Inez va danser avec ses amis, Gil va se promener et s'égare. A minuit, une voiture s'arrête près de l'endroit où il cherche à se repérer et ses occupants l'invitent à une soirée. En route, Gil comprend que ses hôtes sont Scott et Zelda Fitzgerald et qu'il a remonté le temps jusque dans les années 1920. Il rencontre ensuite Ernest Hemingway, Gertrude Stein, Pablo Picasso et la nouvelle muse de ce dernier, la belle Adriana, dont il tombe amoureux au premier regard.
Adriana
(Marion Cotillard)

Pour s'assurer qu'il n'a pas rêvé cette nuit, Gil se rend au même endroit le lendemain, toujours à minuit. A nouveau, il est transporté dans le passé et croise de nouveaux artistes de l'époque : Salvador Dali, Cole Porter, Juan Belmonte, T. S. Eliot, Luis Buñuel, Man Ray...
 Zelda et Scott Fitzgerald
(Alison Pill et Tom Hiddleston)
 Gil, Ernest Hemignway et Gertrude Stein
(Owen Wilson, Corey Stoll et Kathy Bates)
 Pablo Picasso
(Marcial Di Fonzo Bo)
Salvador Dali
(Adrien Brody)
Man Ray et Luis Buñuel
(Tom Cordier et Adrien De Van)

Son beau-père le fait suivre les nuits suivantes mais le détective engagé est semé. L'amour que Gil éprouve pour Adriana fait voler son couple avec Inez en éclats mais aboutit à une impasse car la muse des peintres ne pense trouver le bonheur que dans des années encore antérieures.
Gil et Adriana
(Owen Wilson et Marion Cotillard)

Gil rebondit malgré tout en se posant à Paris, où il peut se consacrer à son roman, et en se liant avec Gabrielle, une jeune et jolie antiquaire, partageant ses goûts...
Gabrielle
(Léa Seydoux)

C'est, parmi les films récents de Woody Allen, un des plus joyeux, les plus drôles, tout en restant mélancolique - il faudra attendre Magic in the Moonlight (en 2014) pour qu'il renoue avec ces tonalités.

A l'époque de Midnight in Paris, Allen a repris son tour d'Europe, entamé avec Match Point, Scoop, Le Rêve de Cassandre, Vicky Cristina Barcelona, et plus tard par To Rome with Love. Ces voyages hors de Manhattan en particulier et de l'Amérique en général découlent de la recherche de financements mais aussi d'une volonté manifeste d'explorer d'autres horizons, de situer ses histoires dans d'autres cadres, même si c'est la première fois en près de quarante ans de carrière qu'il aligne des longs métrages à l'étranger aussi fréquemment.

Profitant d'un crédit d'impôts pour les tournages en France (et certainement en échange d'un petit rôle pour Carla Bruni, la femme du président de la république d'alors, Nicolas Sarkozy), Woody Allen pose donc sa caméra à Paris pour une comédie sentimentale délicieuse. Les premières images sont une succession de cartes postales de la capitale comme si le cinéaste avait voulu se débarrasser de l'hommage envers ses hôtes. Mais on peut aussi estimer qu'il s'agit de la manière dont n'importe quel touriste découvre la capitale et c'est alors une figure logique puisque le héros de l'histoire est un touriste idéalisant Paris.

Derrière quelques bonnes répliques et ce sentimentalisme assumé, Allen ne trompe personne très longtemps en brossant le portrait d'un couple qui, bien que sur le point de se marier, est composé de deux individualités contraires : le romantique démocrate Gil n'a rien à voir/à faire avec cette Inez bourgeoise républicaine, encore moins avec ses beaux-parents qui le méprisent ouvertement. Rarement le cinéaste aura d'ailleurs manifesté autant de critique avec ses concitoyens américains, comme le confirme ensuite le rôle joué par Paul et son amie : non seulement ceux-ci sont d'épouvantables snobs mais en plus ils prétendent mieux connaître la France et sa capitale que ses propres habitants et guides !

Puis le film bascule, à la fois dans la comédie romantique et le fantastique féerique, quand Gil remonte le temps lorsqu'un soir il s'égare en ville et que le douze coups de minuit sonnent. Allen met en scène alors les rencontres de son héros avec la fine fleur culturelle des années 20, une fabuleuse concentration d'expatriés s'illustrant dans la littérature, la peinture, le cinéma.

Le casting est particulièrement soigné et donne un relief à la fois drôle et troublant à cette idée puisque chaque acteur est à la fois très bon dans son rôle mais aussi très ressemblant avec la célébrité qu'il incarne : Tom Hiddleston et Alison Pill pour Scott et Zelda Fitzgerald, Corey Stoll pour Ernest Hemingway, Adrien Brody pour Salvador Dali (deux scènes hilarantes, ponctuées par une réplique culte : "I see... A Rhinoceros !"), Kathy Bates pour Gertrude Stein, Marcial Di Fonzo Bo pour Pablo Picasso... C'est par ce dernier qu'est introduit un personnage fictif mais crédible de muse qui va entraîner Gil et le film dans sa thématique profonde : Adriana ou l'insatisfaction.

Avec cette héroïne dont le protagoniste (comme le spectateur) tombe amoureux au premier regard, Woody Allen interroge l'interprétation de l'art (via un tableau la représentant peint par Picasso) : pour le pédant Paul, la toile raconte une histoire dont Gil connaît la vérité, ce qui est donc communément admis n'est pas toujours vrai.

A mesure que les connaissances qu'acquiert Gil contredisent ce que dit Paul et apprécie Inez, l'évidence que le couple de Gil et Inez ne tiendra pas (n'a jamais tenu) se fait plus évidente. Le film avance ainsi en même temps que l'histoire de Gil et Inez recule, régresse, se dissout. Cette mécanique est actionnée avec une fluidité remarquable.

Ce fossé est souligné aussi par les divergences sociales : Inez et ses parents sont plus soucieux des apparences que d'authenticité (ainsi, alors qu'ils sont chez un antiquaire et se voient proposer une chaise pour 18 000 $, Gil trouve le prix exorbitant mais sa belle-mère trouve ça "cheap" - un mot qu'i reviendra pour désigner en vérité autant les goûts que la personnalité de Gil). Ce sont des bourgeois mesquins et racistes, prêts à accuser sans preuves une femme de ménage (quand Inez perd une paire de boucles d'oreilles, que Gil lui a prise pour les offrir à Adriana) et à railler les français ou les opinions jugées communistes de Gil.

Néanmoins, ledit Gil a un rôle ambigu : il mène une double vie, courtisant sans scrupules Adriana, qu'il lâchera, plus sidéré que dépité, quand il constatera qu'elle aussi n'a pas les mêmes aspirations que lui, et tombant vite, à la fin, sous le charme de la jolie antiquaire, Gabrielle.

Gil n'est pas non plus un individu si détaché de la réalité qu'il trouve si pénible : son affection pour le passé a besoin de passer par des éléments concrets, physiques, ce n'est pas un doux rêveur nostalgique mais plutôt un fétichiste pour lequel divers objets font office de véhicules : des disques vinyles de Cole Porter, des livres dénichés chez des bouquinistes, les monuments historiques de la capitale - autant de passerelles bien matérielles entre le présent subi et le passé idéalisé. Il n'hésite pas non plus à user des avantages que lui procurent ses allers-retours entre aujourd'hui et hier, comme lorsqu'après avoir croisé Picasso avec Adriana, il fait à son tour la leçon à Paul, ou quand, s'étant fait traduire le journal intime d'Adriana, il sait pouvoir la séduire en lui offrant des boucles d'oreilles (qu'il enlève à la collection d'Inez).

Mais Woody Allen anime Gil de telle manière qu'il nous est toujours plus sympathique que lâche ou manipulateur. Et nous comprenons à la fois sa fascination pour les "Roaring twenties", qui voit défiler une galerie somptueuse d'artistes : comment ne pas l'envier quand il reçoit les conseils d'Hemingway ou Gertrude Stein, dialogue avec Dali, fait la fête avec les Fitzgerald ? La reconstitution est très soignée, et le budget relativement modeste est sur l'écran, dont les éléments sont magnifiés par la photo splendide de Darius Khondji. Allen fait aussi preuve d'une malice jubilatoire quand, au détour d'une scène, Gil glisse à un Buñuel perplexe l'idée du film L'ange exterminateur (qu'il ne réalisera qu'en 1962 !).

La romance avec Adriana introduit aussi une réflexion aigre-douce sur le rapport au temps : Gil fantasme les années 20 quand elle rêve, elle, de la Belle Époque, où elle finira par se rendre et rencontrer de charmeurs Paul Gauguin et Edgar Degas sous les yeux d'Henri de Toulouse Lautrec, qui, eux, auraient souhaité vivre lors de la Révolution française. Tous ont donc en commun de ne pas s'estimer heureux dans leur temps et d'idéaliser des périodes historiques antérieures.

Ces considérations nuanceront la nostalgie de Gil qui comprendra qu'il s'agit moins d'un problème avec le temps que de trouver la femme avec laquelle il se sentira bien au présent. Mais, là encore, Allen résout cela avec ironie puisque son héros trouvera la paix et l'amour avec une charmante antiquaire, donc avec quelqu'un qui, justement, fait commerce du passé. Cela lui permet de dépasser la conviction que c'était mieux avant et que se complaire dans le passé (ou la vénération du passé) revient à fuir le présent au lieu d'en savourer les plaisirs.

Dans un nouveau mouvement de balancier, Gil passe du statut d'homme coincé dans le passé à celui d'homme prêt à aller de l'avant, lorsqu'il abandonne Adriana et retrouve, providentiellement, Gabrielle, après avoir rompu avec Inez entretemps.

Le charme irrésistible du film passe grandement par ses interprètes : Owen Wilson imite un peu trop le phrasé et la gestuelle du cinéaste mais incarne très bien ce Gil tiraillé entre plusieurs femmes, plusieurs époques.
Marion Cotillard campe avec une séduction rare et une fragilité émouvante Adriana, ajoutant Woody Allen à son prestigieux tableau de chasse (avec ses rôles chez Christopher Nolan, James Gray, Ridley Scott, Michael Mann, Steven Soderbergh).
Rachel McAdams incarne à la perfection l'odieuse Inez, tandis que Léa Seydoux n'a besoin que de quelques scènes pour illuminer le film comme Gil.

Minuit à Paris est un film délicieux, d'une grande élégance visuelle (jusque dans son affiche dont le fond est celui de La nuit étoilée peinte par Vincent Van Gogh), drôlement poétique. Cette fantaisie romantique offre aussi son lot de réflexions (sur le temps, sur l'art, sur l'inspiration) avec cette touch si spirituelle qui fait tout le prix du cinéma de Woody Allen.

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