vendredi 22 janvier 2016

Critique 799 : FIRMIN, de Sam Savage


FIRMIN, sous titré en français Autobiographie d'un grignoteur de livres, est un roman écrit par Sam Savage, traduit de l'américain par Céline Roy, publié en 2009 aux Editions Actes Sud. Le texte est agrémenté de huit illustrations originales par Fernando Krahn (pages 43, 60, 67, 75, 130, 149, 173 et 196).

 Firmin naît dans la librairie Pembroke Books tenue par Norman Shine, à la fin des années 60, dans le bas-quartier de Scollay Square de Boston. Il a douze frères et soeurs (prénommés Sweeny, Chucky, Luweena, Feenie, Mutt, Peewee, Shunt, Pudding, Elvis, Elvina, Humphrey et Honeychild).
Aussi malingre (car sa mère, Flo, est alcoolique) que petit et très laid, Firmin devient biblio-boulimique, dévorant d'abord au sens propre puis au figuré tous les livres de la librairie. Lorsqu'il est découvert par Norman, qui essaie alors de le tuer, il se met à la recherche d'un nouveau refuge et c'est ainsi qu'il est recueilli par un vieil écrivain marginal, Jerry Maggoon, client occasionnel de Pembroke Books.
Lorsque ce dernier fait une chute grave dans l'escalier de son immeuble et sombre dans le coma, Firmin comprend que sa propre fin comme celle du quartier, en voie à une rénovation, est proche. Il est temps de tirer sa révérence dans un ultime songe où l'accompagnent ses Mignonnes, les actrices (de films classiques ou pornographiques) dont il s'était épris dans la salle de cinéma du Rialto.
Un destin d'autant plus extraordinaire que Firmin est... Un rat !   
Firmin, dessiné par Fernando Krahn (page 173).

Voilà un livre vraiment peu commun sur lequel je suis tombé au hasard en parcourant les étagères de la bibliothèque municipale. Je n'en connaissais pas l'auteur mais le pitch m'a tellement intrigué que j'ai immédiatement voulu l'emprunter;

La biographie de Sam Savage est elle-même digne d'un roman : Firmin est son premier roman et il l'a rédigé à 65 ans, en 2006. Avant cela, il avait signé un texte non traduit en France, et depuis il a produit un autre ouvrage de fiction, La complainte du paresseux
Sam Savage

L'auteur a un parcours étonnant : diplômé d'un doctorat en philosophie à l'université de Yale, il enseigne brièvement, considérant cette période comme une "erreur". Puis il accumule les emplois : mécanicien pour vélos, charpentier, pêcheur commercial, imprimeur... Il vit désormais à Madison, dans le Wisconsin, avec sa femme.

L'histoire de Firmin tire sa première originalité de la nature même de son narrateur puisqu'il s'agit d'un rat, et il est troublant d'observer que le livre a été édité un an avant la sortie du film Ratatouille, de Brad Bird, avec également un rongeur comme héros. Mais la passion de Firmin n'est pas la cuisine, c'est la littérature, et une des questions qui traverse le récit est : comment communiquer cette passion pour les mots quand on est dépourvu de parole ? 

Il s'agit aussi d'interroger sur la condition même d'un individu qui est assimilé à un nuisible, que les hommes veulent donc éliminer. La manière dont Savage nous fait ressentir la précarité de la vie de Firmin est très inspiré : durant toute sa courte existence, ce pauvre petit rat, qui souffre d'un physique qui lui fait lui-même horreur, la vit la peur au ventre, et à mi-parcours, il échappe de justesse, après plusieurs jours d'agonie, à un empoisonnement. 

Auparavant, déjà, le sort de Firmin est plusieurs fois compromis : treizième d'une portée de douze, il doit se contenter des restes de lait de sa mère, une alcoolique obèse qui ne possède que douze mamelles. Ses frères et soeurs, avec qui il n'a rapidement plus de relations puisqu'ils partent hors de la librairie où ils ont vue le jour, ne sont pas tendres avec lui. 

Pour survivre, aussi bien physiquement dans un premier temps, qu'intellectuellement, Firmin développe un appétit singulier pour les livres dont il mange les pages avant de savoir lire et donc d'épargner les ouvrages pour les dévorer comme un bibliophile. Savage ponctue l'histoire de références à plusieurs classiques de la littérature et dote ainsi son rat d'un caractère bien trempé : il est cynique, railleur, pessimiste, mais aussi malicieux, amateur de belles femmes, féru de sciences (ce qui lui permet, entre autres, de juger les hommes en examinant la forme de leur crâne dont il déduit la psychologie).

L'humour n'est pas absent de ce livre, comme en témoignent les passages où Firmin se rend dans la salle de cinéma du Rialto où il regarde clandestinement des films en grande quantité, jusqu'à ce que, après minuit, le projectionniste diffuse, pour un public parsemé, souvent endormi, de sans-abri ou d'amateurs de plaisirs solitaires, des longs métrages pornographiques. La passion du rat pour le 7ème Art tient surtout à ses actrices qu'ils appellent ses "Mignonnes", et s'il apprécie peu le spectacle des ébats dans les productions classées "X", c'est surtout parce qu'il doit supporter la vision des mâles.

De toutes les idoles d'Hollywood, celle pour laquelle Firmin éprouve le plus d'attirance est Ginger Rogers et, là encore, Savage écrit des paragraphes tendres, drôles et émouvants au sujet de la partenaire de Fred Astaire dans Sous les ailes de la danse (Swing time, réalisé par George Stevens en 1936). D'ailleurs, Fred Astaire est celui auquel le rat emprunte l'aspect dans ses songes, admirant son élégance. A la toute fin de l'histoire, une scène onirique, très belle et poignante, réunit le petit rongeur et sa danseuse favorite dans une métaphore poétique sur la fin d'une époque. 
Ginger Rogers et Fred Astaire dans 
Sous les ailes de la danse, de George Stevens.

Firmin est aussi et surtout, donc, une ode à l'amour des livres et la grande frustration du rat sera de ne jamais pouvoir communiquer à ce sujet avec les deux hommes les plus importants qu'il côtoiera durant sa vie, en particulier avec l'excentrique et pathétique Jerry Maggoon, lui-même auteur d'un ouvrage, Le Nid (un récit apocalyptique, genre qu'il explore dans d'autres manuscrits, inachevés). Débrouillard et persévérant, Firmin entreprend, avant de fuir la libraire Pembroke Books, pour se faire comprendre de l'humain qui acceptera de le recueillir, d'apprendre la langue des signes, mais sa morphologie et sa maladresse le limitent à ne pouvoir exprimer que l'expression "Au revoir Zip". Mais la chance lui sourira donc malgré tout puisqu'il est adopté par E. J. Maggoon, dont la carte de visite indique qu'il est "l'homme le plus intelligent du monde", suivi de la mention "artiste extraordinaire & extraterrestre".

Savage laisse planer une certaine ambiguïté sur le fait que Maggoon comprend Firmin, s'amusant de le voir lire, nouant avec lui une vraie relation amicale, même si le rat, lui, ne croit jamais que cet homme le voit autrement que comme une bestiole hideuse et rigolote qui lui tient compagnie et à laquelle il a accordée sa confiance. Il n'empêche, la complicité de Jerry et Firmin est très touchante, décrite avec tendresse par le rat.

Le style du romancier révèle une écriture riche sans être pesante, les décors sont décrits avec précision - ce qui permet au lecteur de bien appréhender les déplacements de Firmin, le gigantisme du monde humain pour une si petite créature - , les personnages représentés de manière évocatrice. La narration est rythmée avec des chapitres brefs, d'une dizaine de pages en moyenne.

Enfin, le livre est ponctué par les illustrations originales de Fernando Krahn, huit dessins en noir et blanc, plutôt charbonneux, qui respectent parfaitement la façon dont on imagine Firmin, son petit piano, le bureau de Norman Shine, la salle du cinéma le Rialto lors d'une projection...

"Il n'est pas nécessaire de croire aux histoires pour les aimer" déclare Firmin : ce roman étonnant, triste et amusant à la fois, le prouve parfaitement, et cette Autobiographie d'un grignoteur de livres est un singulier mais jubilatoire hommage au lecteur et à leur passion. 

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