vendredi 15 janvier 2016

Critique 793 : OU LE REGARD NE PORTE PAS..., L'INTEGRALE, de Georges Abolin et Olivier Pont


OU LE REGARD NE PORTE PAS..., L'INTEGRALE rassemble en un seul volume les deux tomes du récit complet écrit par Georges Abolin et Olivier Pont et dessiné par Olivier Pont, publié en 2004 par Dargaud. 
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 (Ci-dessus : la couverture et un extrait du tome 1.)
 
(Ci-dessus : la couverture et un extrait du tome 2.)

- Tome 1. 1906. William Batley et ses parents arrivent d'Angleterre pour s'installer dans les environs du petit village italien de Barellito. Le père de famille veut y développer un commerce basé sur la pêche intensive loin des côtes. Ce projet est considéré avec hostilité par les pêcheurs locaux qui vivent déjà de peu.
Mais William ne s'en soucie guère car il fait la connaissance de Lisa et de ses deux amis, Paolo et Nino. La fillette les réunit car ils sont nés le même jour et elle est persuadée qu'il s'agit d'un signe sans en connaître le sens exact.
Le père de Lisa, Francesco, vit aussi à l'écart des villageois et met en garde les Batley contre eux. Il a raison de s'en méfier car il a une liaison avec la soeur aînée de Paolo, qui, quand elle sera découverte déclenchera une tragédie...

- Tome 2. 1926. William retrouve Nino et Paolo en Turquie où ils ont été appelés par Lisa, qui vient de faire une fausse couche et dont l'amant, Thomas, est parti au Costa Rica. Elle demande à ses amis de l'accompagner là-bas pour le retrouver.
Leur expédition les conduit jusqu'à Caluinta, où ne restent que des mines d'or abandonnées et un vieil homme qui semble garder les lieux. Lisa y révèle à William, Paolo et Nino, que ce qui les lie depuis toujours serait leur capacité à accéder à leurs vies antérieures. Dans l'une d'elles, ils auraient été les enfants d'Emilie Rudesky, qui vécut et mourut ici il y a trente ans jusqu'à ce que son mari, un orpailleur prénommé Leopold, ne les tue, elle et leurs enfants, avant de se donner la mort. Thomas revivrait, lui, le calvaire de Leopold.
Réussiront-ils à éviter un nouveau drame ?

Georges Abolin et Olivier Pont sont des partenaires de longue date puisqu'ils ont déjà réalisé ensemble Cap'taine Kucek (trois tomes, parus chez Vents d'Ouest) et Totale Maîtrise (deux tomes, chez le même éditeur). Mais c'est avec le diptyque Où le regard ne porte pas... qu'ils ont signé leur oeuvre la plus populaire.

En examinant les couvertures des deux albums, on a déjà une idée de la tonalité de cette histoire ambitieuse de près de 200 pages : dans un premier temps, on assiste à une sorte de récit initiatique dominé par la lumière chaleureuse de l'Italie, puis dans un second temps, les personnages devenus adultes sont embarqués dans une aventure plus dramatique aux accents fantastiques dans les ténèbres de la jungle costaricienne.

Il est important de préciser, à ce stade, que ce projet n'est pas le fruit des efforts d'un binôme organisé de manière classique, avec un scénariste d'un côté et un dessinateur de l'autre : en effet, Abolin et Pont ont co-écrit cette histoire, ce qui suggère bien l'investissement spécial qu'elle a représentée pour chacun d'eux.

Le propos est d'abord assez classique dans sa facture romanesque avec l'arrivée de cette famille anglaise dans un coin sauvage de l'Italie au début du XXème siècle. Le drame est dans l'air dès le départ car l'accueil des habitants n'est pas hospitalier, on devine donc immédiatement que ce premier acte se terminera mal. Néanmoins, les auteurs, malgré cette charge émotionnelle, enchantent le lecteur dans un cadre magnifique : les dessins de Pont, son découpage dynamique et aéré, donnent une vraie majesté à l'ensemble, avec des personnages qu choisissent d'ignorer puis d'affronter positivement l'adversité.

Les tracas des adultes sont presque relégués au second plan au profit de l'amitié qui naît entre William, d'une part, et Lisa, Nina, Paolo, de l'autre. Les trois garçons sont déjà, à l'évidence, tous amoureux de la fillette, et cela sera important dans le second acte pour justifier qu'ils acceptent de l'aider dans une mission extravagante.

La violence se manifeste de manière fulgurante et aboutit à une tragédie rendue encore plus poignante par le choix intelligent d'Abolin et Pont de la figurer sobrement, avec des pages muettes très intenses, sous ce soleil qui éclaire alors les scènes avec cruauté. Ce paradis a été le théâtre d'une pièce où les préjugés ont condamné l'innocence et le bonheur.

La deuxième et dernière partie débute avec une ellipse audacieuse puisque l'action reprend vingt ans après les événements précédents. Le lecteur entame ce nouvel album avec des attentes considérables car, dans le premier, les auteurs ont disposé de mystérieux flash-backs mettant en scène des personnages autres que les héros dans des situations intrigantes. Il a aussi été question d'un étrange artefact, visiblement magique, avec lequel Lisa est entrée en contact dès 1902.

Avec le voyage qu'effectuent les quatre amis en Amérique du Sud, dans les profondeurs de la jungle du Costa-Rica, les auteurs prennent leur temps, tout en convoquant Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad (qui inspira le film Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola). Le lecteur sait qu'il faut se méfier des apparences dans cette histoire et attend donc avec curiosité l'heure des révélations.

Abolin et Pont s'engagent donc dans un récit explorant la métempsycose, c'est-à-dire la transmigration, après la mort, de l'âme d'un corps dans un autre. Un pari risqué dont ils se sortent bien et dont les termes expliquent effectivement les retours en arrière énigmatiques du tome 1 (avec une longue séquence - six pages - de toute beauté, dont William est l'acteur principal) et le rôle de l'artefact (dont l'itinéraire du Costa Rica à l'Italie est aussi habilement retracé).

Néanmoins, l'addition de Thomas, l'amant de Lisa, est un peu sous-exploité, ou plutôt utilisé à la manière d'un élément devant opérer la liaison entre elle et l'aventure dans laquelle elle a entraînée William, Paolo et Nino. Mais les auteurs relient, narrativement et graphiquement, le sort de Thomas et celui que connut Francesco, le père de Lisa, avec adresse, dans une séquence encore une fois émotionnellement puissante et à nouveau muette. Le résultat est suffisamment efficace pour que le lecteur ait l'impression de lire les cris alors qu'ils sont absent à l'image.

Le style de Olivier Pont se distingue encore une fois par l'ampleur de sa mise en scène et l'expressivité semi-réaliste des personnages. La composition de ses plans est magistrale, avec une sensation de spatialité impressionnante, où la colorisation de Jean-Jacques Chagnaud joue un rôle essentiel, avec une palette très nuancée et lumineuse, valorisant les décors naturels.

Où le regard ne porte pas... est une oeuvre qui mérite les louanges et le succès commercial qu'elle reçus : histoire singulière, spectaculaire et intime, aux émotions aiguisées, le résultat est un plaisir à lire et procure une impression durable.  

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