dimanche 3 janvier 2016

Critique 784 : POURQUOI J'AI TUE PIERRE, d'Olivier Ka et Alfred


POURQUOI J'AI TUE PIERRE est un récit complet écrit par Oliver Ka et dessiné par Alfred, publié en 2006 par Delcourt.
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Onze chapitres de la vie d'Olivier, de sept à dix ans, puis à douze, quinze, seize, dix-neuf, vingt-neuf, trente-quatre et trente-cinq ans.
Enfant, il était partagé entre des grands-parents, catholiques rigoristes et pratiquants (sa grand-mère lui affirmait qu'on allait en enfer si on se touchait le zizi), et ses parents, aux moeurs très libres.
Ses parents font la connaissance de Pierre, un curé "de Gauche", qui leur demande d'héberger pendant quelque temps un réfugié politique brésilien, Ottavio.
A dix ans, Olivier part pour la première fois en colonie de vacances sous la responsabilité de Pierre qui a gagné sa sympathie.
Deux ans plus tard, toujours dans le camp de la "Joyeuse Bergerie", Pierre prétexte ses insomnies pour convaincre Olivier de coucher avec lui en se prodiguant des attouchements...
Ce qui passe cette nuit hantera l'enfant, l'adolescent et l'adulte qui finira, pour le surmonter, par en tirer le scénario de cette bande dessinée dont il confie les dessins à son ami Alfred.

Je ne vais pas tourner autour du pot pour vous parler de cet album mais vous avouer que cela a été un véritable coup de poing dans l'estomac : une oeuvre poignante, d'une force terrible, traitée avec une maîtrise extraordinaire. Un chef d'oeuvre.

Lorsqu'on aborde le quatrième chapitre, on devine déjà le drame qui va se nouer et on tourne alors les pages suivantes avec appréhension car on se demande bien comment les auteurs vont s'en sortir. Et quand on les a lues, ces pages terribles, on sait alors qu'on a entre les mains un bouquin hors du commun, qui va durablement vous bouleverser.

Olivier, c'est Olivier Ka, le scénariste, et cette histoire est la sienne. Il la raconte d'abord avec un mélange de cruauté (toute la partie concernant les grands-parents, la foi religieuse) et de légèreté (la description de l'amour libre vécu par ses parents). Finalement, l'auteur procède à la manière de ce fameux Pierre cité dans le titre en inspirant confiance au lecteur qui pourtant pressent l'horreur à venir. 

Puis, donc, après quelques épisodes brefs et rythmés, le récit acquiert une densité suffocante, déployée dans une longue séquence qui réussit le tour de force de tout faire comprendre sans sombrer dans le voyeurisme. Toute la béatitude qui a précédé est alors engloutie dans d'épaisses ténèbres, l'insouciance est balayée par la trahison, et l'acte ignoble vous explose en plein visage.

Olivier Ka n'est pas là pour philosopher sur la pédophilie ou le viol (d'ailleurs, "techniquement", il n'y a pas viol), mais pour libérer sa propre parole, exprimer de façon à la fois rageuse et expiatoire, comment un adulte, en usant de ruse, abuse un enfant et le persuade de cacher son méfait en le transformant en un secret comme en partagent les "vrais" amis. C'est très intense, très puissant, ça remue - et on peut très bien être trop mal pour poursuivre la lecture de ce récit.

Ce serai pourtant une erreur car la suite et fin donne lieu à un témoignage, volontiers elliptique mais toujours aussi éloquent. Que Olivier Ka ait su rédiger cela avec un tel sang-froid, un tel recul, est à la fois admirable et époustouflant. Mais c'est qu'il a pu également s'appuyer sur un graphiste à la mesure de cette tâche.

Je connais peu Alfred, sinon dans le cadre de ses participations (trop rares) à L'Atelier Mastodonte. Rien donc qui pouvait me préparer au choc esthétique de Pourquoi j'ai tué Pierre et à l'intelligence avec laquelle il a su servir cette histoire.

Le trait n'est pas réaliste, mais il est mieux que ça en vérité : il est vrai et il est juste. C'est une notion que je place au-dessus de tout en dessin, l'image juste, celle qui accompagne l'histoire en en augmentant l'impact, en en clarifiant le propos, en en transcendant le coeur. 

Accompagnée par la colorisation superbe et sauvage de Henri Meunier, la mise en images traduit vertigineusement les changements d'époque, les différents âges du héros, ses tourments, les conséquences de ce qu'il a subi. Ce dessin, magnifique, brut, épouse tous les heurts de cette vie, le découpage exprime les ravages qui dévastent, mais aussi les brèves accalmies, et mélange avec une rare adresse les techniques - notamment dans l'ahurissant dernier chapitre où dessin classique, photos, clichés peints se succèdent sans déranger mais pour atteindre là encore le coeur des choses.

Véritable roman graphique où la pudeur, la candeur, le respect, mais aussi la violence, la noirceur, forment un tourbillon dénoué le premier jour de l'été, Pourquoi j'ai tué Pierre est de ces livres dont on ne sort pas indemne. Mais c'est aussi à ce prix qu'on sait avoir lu une des oeuvres les plus marquantes de la bande dessinée franco-belge. Saisissant, inoubliable, et exemplaire - jusqu'à accéder à une miraculeuse lumière apaisée après avoir exploré des abysses terrifiantes. 

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