jeudi 28 janvier 2016

Critique 803 : UN ETE SANS LES HOMMES, de Siri Hustvedt


UN ETE SANS LES HOMMES (en version originale : The Summer without men) est un roman écrit par Siri Hustvedt, traduit par Christine Le Boeuf, publié en 2011 par les Editions Actes Sud.
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Cet été-là, Mia Fredricksen, poétesse de 55 ans, vient d'apprendre que son mari, Boris Izcovitch, célèbre neurologue, l'a trompée avec une jeune femme française beaucoup plus jeune. Cela la conduit en hôpital psychiatrique pendant quelques semaines, puis à Bonden, Minnesota, une bourgade où vit sa mère, où elle veut faire le point sur son couple, sa famille (elle est mère de Daisy, jeune comédienne), sa vie, son métier.
Là, tout en continuant à dialoguer avec sa psychanalyste au téléphone, elle fait la connaissance des "Cinq Cygnes de Rolling Meadows", veuves amies de sa mère, réunies par leur amour de la littérature et leur grand âge : la doyenne Georgina (102 ans, qui décède bientôt), Regina (88 ans), Peg (84 ans), et Abigail (94 ans). 
Elle accepte aussi de diriger une classe pour sept adolescentes pour les initier à la poésie, mais six des "Sept Fleurs Poétiques de Bonden" - Peyton Berg, Jessica Lorquat, Ashley Larsen, Emma Hartley, Nikki Borund, Joan Kavacek - complotent une cruelle "plaisanterie" contre la septième - Alice Wright, originaire de Chicago.
Dans la maison où elle réside, appartenant à des propriétaires en vacances, Mia est aussi le témoin de la relation conjugale orageuse de ses voisins : Lola et Pete Burda, parents de deux enfants en bas âge (Flora et le nouveau-né Simon). Elle deviendra l'amie et la confidente de Lola.
Enfin, Mia entretient aussi une étrange correspondance électronique avec le mystérieux et virulent Personne... 
Siri Hustvedt

Comment découvre-t-on un auteur ? Souvent sur la recommandation d'un proche, parfois en lisant un article/une critique dans un magazine, ou alors en en entendant parler parce qu'il est lié à un autre auteur. C'est grâce à cette dernière connexion que j'ai découvert Siri Hustvedt puisqu'elle est l'épouse de Paul Auster.

Née en 1955, elle forme avec le signataire de La Nuit de l'Oracle un couple passionnant, avec lequel une conversation doit être un moment mémorable. Elle a débuté sa carrière avec Les Yeux bandés (publié par Actes Sud en 1993), une histoire que je n'ai pas lue mais qui montre, paraît-il, une parenté troublante avec les oeuvres d'Auster. Depuis, chacun de ses ouvrages lui a valu des critiques élogieuses et des lecteurs plus nombreux, les deux parties saluant une intellectuelle érudite doté d'un remarquable sens romanesque.

Je n'ai pas eu l'embarras du choix pour pénétrer dans les écrits de Siri Hustvedt puisque, à la bibliothèque municipale, il n'y avait qu'un seul de ses ouvrages : Un été sans les hommes. Le résumé sur le quatrième de couverture était toutefois alléchant et le livre comptait une pagination raisonnable (un peu plus de 200 pages).

"Que savons-nous des gens, en réalité ? Que diable savons-nous de qui que ce soit ?" : cette interrogation traverse tout le récit narré à la première personne par Mia, quinquagénaire dévastée par l'infidélité de son mari et qui va chercher à se reconstruire, à pardonner (peut-être...) mais sans oublier. Le résultat est à la fois mordant, drôle, douloureux, ponctué par des digressions étonnantes, mais aussi structuré par des parallèles entre l'héroïne et les personnages qu'elles rencontrent.

Sur un motif vu et revu - l'adultère - , Siri Hustvedt rédige une sorte de conte initiatique tardif qui questionne le féminisme, la liberté, et la pudeur, avec une écriture très vive, qui se traduit avec des jeux sur la typologie (des termes choisis en lettres majuscules), les formes (la narration, les dialogues, des correspondances) et le temps (la chronologie parfois arrangée selon la disposition des événements, le rapport aux générations - les veuves, les adolescentes, la mère de famille voisine, la propre fille de Mia, sa soeur Bea).

La manière dont l'histoire est développée reproduit, selon le titre du recueil qu'a commencé à écrire Mia (intitulé Tessons de cerveau), son état moral (en morceaux après la trahison du mari et le séjour en HP), les souvenirs de ses admirations de jeunesse (pour les auteurs littéraires, cités en nombre - mais qui ne gêne pas si on ne les a pas, soi-même, lus), et surtout les sentiments (tendres) pour toutes les filles/femmes qui l'entourent (ayant en commun des douleurs psychiques et/ou physiques).

Ce procédé qui consiste à entourer l'héroïne n'est pas seulement malin parce qu'il permet de supporter à la fois ses propres blessures et ses réflexions sur elle-même et les autres, il est ingénieux car il permet à Mia de rebondir : elle sera une béquille tout autant que les autres femmes la soutiendront ou l'aideront à s'endurcir.

Siri Hustvedt invente quatre entités pour provoquer ce rebond de Mia :

- le premier est celui des "Cinq Cygnes" : ces cinq vieilles dames, dont sa mère, l'invitent à relativiser de manière compassionnelle mais pas complaisante. En observant ces veuves, dont deux mourront durant cet été, l'héroïne trouve un premier aperçu de son futur.

- Le deuxième est celui des "Sept Fleurs poétiques" : avec elles, le roman trouve son coeur, suggérant d'abord un récit d'apprentissage qui se développe en une intrigue vengeresse, cruelle et dérisoire, où la pratique de l'écriture poétique révèle les affres de l'adolescence, sans mièvrerie (même la victime de la "plaisanterie" de six autres n'est pas qu'une pauvre innocente). Cela renvoie au passé de Mia, qui se souvient comment elle était à leur âge.

- Le troisième est celui du couple des Burda : l'amitié qui naît entre Mia, dont le couple a explosé, et Lola, jeune mère de famille, marié à un homme colérique. Cette partie est comme un miroir du présent de l'héroïne.

- Enfin, le quatrième correspond aux échanges de mails avec Personne : c'est le bloc narratif le moins abouti du roman (alors qu'il était prometteur). On ne saura jamais qui se cache derrière cet interlocuteur, et l'auteur finit dans une impasse relativement frustrante (relativement seulement, car l'intérêt du lecteur s'est dissipé entretemps).

Ce que Siri Hustvedt sonde, c'est l'identité et, comme Paul Auster, elle s'amuse volontiers avec les mots et les références dans cette entreprise : ainsi le prénom de Mia est un anagramme de I am, soit "Je suis", également titre d'un poème de John Clarke qui intervient comme une clé dans ce roman ("Je suis - Pourtant ce que je suis nul ne le sait ni en a cure / Mes amis m'ont abandonné comme l'on perd un souvenir / Je suis me repaissant de moi-même de mes peines / Elles surgissent pour s'évanouir - armée en marche vers l'oubli / Ombres parmi les concubines les muettes transes d'amour / Et pourtant je suis et je vis.").

Cette foi dans les vertus de l'écriture, qui console et consolide, qui transcrit les révolutions intimes, fait de ce roman un récit lumineux, vigoureux, de la part d'une féministe spirituelle, dynamique, préférant avancer que geindre, agir que gémir. En citant, en exergue un dialogue tiré du film Cette sacrée vérité (de Leo McCarey, avec Cary Grant et Irenne Dunne, sorti en 1937), on devinait déjà que Un été sans les hommes était prometteur. La dernière page lue, cette bonne impression est confirmée, avec en rappel ce passage : "Pour qui est sans préjugés, il n'est en art nul sentiment exclu de l'expression et nulle histoire qu'on ne puisse raconter".

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