mercredi 15 juillet 2015

Critique 666 : UNE AVENTURE DE SPIROU ET FANTASIO - PANIQUE EN ATLANTIQUE, de Lewis Trondheim et Fabrice Parme

Plutôt que de deviser sur le "nombre de la bête" avec cette 666ème critique (qui est aussi la 790ème entrée de ce blog), j'ai choisi de vous parler d'une bande dessinée qui vous donnera une idée de la félicité...

UNE AVENTURE DE SPIROU ET FANTASIO : PANIQUE EN ANTLANTIQUE est un récit complet écrit par Lewis Trondheim et dessiné par Fabrice Parme, le 6ème tome de la collection "Le Spirou de..." publié en 2010 par Dupuis.
Cette histoire ne s'inscrit pas dans la continuité de la série régulière.
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Le Moustic Hôtel où Spirou travaille comme groom est racheté par le consortium "Luxe & Loisirs" et procède aussitôt à une restructuration du personnel. Un volontaire est demandé pour appareiller sur "Le Roi des Mers", un paquebot appartenant à la société, qui commence le lendemain une croisière en Atlantique.
Spirou décroche le job mais la traversée s'annonce (et sera) mouvementée : en effet, Fantasio traque à bord la comédienne Marinella Cabotini en espérant la photographier avec son nouvel amant, puis il y trouve le comte de Champignac engagé sur ce navire pour y poursuivre les travaux d'un confrère, le professeur Sprtschk. Il s'agit de la création d'un champ de force qui permettrait aux bateaux de résister à un choc avec les icebergs, mais le vaisseau à bord duquel il voyageait pour ses tests a disparu depuis une semaine.
L'agent des assurances, Lenoir, supervise l'opération qui prend un tour compliqué quand "le Roi des Mers" sombre à cause d'une grosse masse d'algues des Sargasses...

(Ci-dessus : les croquis préparatoires de Spirou, 
Fantasio et le comte de Champignac, par
Fabrice Parme.)

Pour une fois, je vais vous proposer ce qui ressemble moins à une critique classique qu'à un compte rendu agrémenté des commentaires du dessinateur de cet album - propos dénichés sur le site klarelijinternational.midiblog et très instructifs pour apprécier la conception de hors-série des aventures de Spirou et Fantasio
Dans un souci de lisibilité, les passages de l'interview de Fabrice Parme sont en italique.

Avant cela, quelques mots quand même sur le contenu de l'ouvrage, en dehors du résumé que j'ai rédigé. Panique en Atlantique appartient à cette collection parallèle publiée par Dupuis de one-shots appelée Le Spirou de..., dans laquelle on trouve (entre autres) l'album d'Emile Bravo dont j'ai déjà parlé dans ce blog (critique 299 : Spirou, le journal d'un ingénu).

Dans ce cadre bien particulier, où les histoires se déroulent hors de la continuité classique de la série-mère, les auteurs ont carte blanche pour donner leur version de Spirou. Lewis Trondheim et Fabrice Parme ont déjà collaboré à de nombreuses reprises avant cela (la série Le Roi Catastrophe ; OVNI ; Jardins Secrets) et ils ont réalisé ce récit en étroite collaboration, comme un hommage aux grandes comédies américaines des années 40-50.

On en retrouve le rythme effréné et l'esprit fantaisiste, loufoque même, dans cette cascade de péripéties dans le décor (quasi unique) d'un paquebot, ce qui marque d'ailleurs un retour aux sources de Spirou puisque son créateur, Rob-Vel, l'avait imaginé après avoir observé les grooms sur ces bateaux de croisière (et non dans les hôtels). Malgré cela, il s'en est trouvé pour critiquer l'approche des deux auteurs, jugeant comme toujours qu'ils ne respectaient pas la nature essentielle du personnage et de son univers - un reproche aussi absurde qu'injuste puisque Panique en Atlantique s'inscrit de toute façon hors de la continuité. 
Il ne faut jamais cesser de combattre ce conservatisme idiot de quelques lecteurs intégristes qui croient mieux savoir quel traitement convient mieux à un héros : en pensant de cette manière, on ne fait que pétrifier la bande dessinée. Si une version déplaît, la solution la meilleure et la plus sage reste de simplement... Ne pas la lire !  

Lewis Trondheim démontre une nouvelle fois avec quelle virtuosité il est capable (pas toujours, mais souvent quand son partenaire est en mesure de l'inspirer) de s'emparer d'un genre pour livrer un divertissement de qualité, élaboré avec exigence, rédigé avec une inventivité très maîtrisée. Il manipule des ingrédients propres à Spirou pour mieux servir son propos sans s'éparpiller. Panique en Atlantique a tous les atouts d'un redoutable page turner avec la sophistication élégante que lui apporte un artiste d'exception.

Car, malgré tout le mérite de Trondheim, la star du show ici, c'est Fabrice Parme qui transforme l'expérience en un ravissement visuel de tous les instants : ce "Spirou par..." est certainement le plus beau de la collection, surpassant même le fabuleux ouvrage d'Emile Bravo.

Au sujet du découpage d'abord, voyons de quelle manière Parme l'a abordé :

"Lorsqu'on opte pour un découpage en 4 strips, le rythme dépend de la composition d'une image par rapport à la composition de l'image suivante et ainsi de suite jusqu'à la dernière image de la planche qui renvoie à la première image de la page suivante. La composition générale de la page ne prime pas. Au final, de toute façon, la couleur vient rééquilibrer et donner une unité à cette composition générale. Lorsqu'on part d'une structure en 3 strips, l'image laisse plus de place au dessin, au décor et la composition générale prend plus d'importance."

La clé de ce dispositif se situe en vérité davantage du côté de Hergé que de Franquin, même si Fabrice Parme voue une égale admiration aux deux artistes :

"Hergé est l'auteur européen qui a fixé les règles de cette grammaire du 4 strips. Il est l'inventeur de cette matrice."

Le créateur de Tintin, un grand formaliste, a inspiré Parme :

"Je ne reviens pas aux sources par nostalgie mais au contraire, pour chercher de nouvelles directions. Je repars de constructions simples (rond carré triangle, rouge, jaune, bleu, point, ligne, plan...) et je cherche des variantes, des combinaisons inédites. Hergé est l'inventeur d'une modernité mais avec le temps, un langage se modifie, se réinvente et se simplifie. Ce qui est étonnant, c'est qu'il se simplifie toujours et de plus en plus...
"Chez Hergé, tout est conçu pour placer en avant le rythme, la dynamique de lecture. Sa grammaire est idéale pour les récits d'aventure."

La parenté stylistique est telle qu'elle a imprimé le montage des séquences : Panique en Atlantique est un album très dense mais à la lecture très fluide. On compte pour 62 planches 703 plans, soit une moyenne élevée d'une presque douzaine de cases par pages : cette succession d'images confère à l'histoire une partie importante de son rythme très soutenue car Parme exploite des effets de continuité séquentielle (c'est-à-dire qu'une action est décomposée en plans dont l'angle de vue et la valeur ne varient pas - par exemple : un personnage court, on suit la progression de sa course sans jamais en allant de gauche à droite, dans le sens de la lecture, et sans que la caméra ne s'éloigne ou n'opère de plongée/contre-plongée. Lorsque sa course s'achève, cette uniformité de plans est rompue. Voir planche 23, à partir de la case 3, jusqu'à la planche 24, avec la case 4.).

Il y a une volonté de composer des images comme on compose de la musique chez des dessinateurs comme Parme, dont la base du dessin est le trait et le découpage : en fait, le résultat obtenu est celui que l'artiste recherche quand lui-même apprécie une lecture.

"Je lis un dessin en regardant par où le dessinateur a fait passer son trait. Comment il l'a modulé. Comment il a placé ses noirs, ses couleurs... Comme si je déchiffrais une partition plus que comme si j'écoutais un morceau de musique. On peut lire un dessin, pas seulement le regarder. Dessiner, c'est penser en agissant. On pose des traits et on regarde ce qui est possible, on progresse en ajustant. On ne peut pas dessiner dans sa tête. Un dessin, bien qu'en deux plans est inévitablement concret. C'est comme l'écriture, vous pouvez avoir une idée mais c'est en la formulant qu'elle devient possible. Dans la tête, l'imagination vagabonde. Sur le papier, elle se sédentarise."

Ce que nous enseigne aussi Parme (et à travers lui ses mentors), c'est qu'un bon dessin en art séquentiel est une narration propre : le script n'est rien d'autre qu'un découpage écrit et la planche est son interprétation via le découpage dessiné. Autrement dit, le bon dessin n'existe vraiment qu'avec un bon script et vice-versa.

"La qualité d'une histoire dépend aussi de la qualité du dessin. Il faut que le graphisme corresponde au propos. En symbiose ou en opposition. Un dessin virtuose, épuré, habile, précis, référencé n'est pas une tare. Tous les coups sont permis du moment que le résultat est juste."

Le graphisme est donc une écriture et ceux qui veulent distinguer les deux pour analyser de la bande dessinée lisent maladroitement, incorrectement. Le talent, la personnalité d'un artiste s'exprime dans sa manière de "digérer" le script et les influences visuelles qu'il rencontre :

"J'ai mon écriture propre, ma respiration et je n'ai pas l'impression de me trahir si j'absorbe et digère de nouvelles choses. Au contraire, cela me donne de nouvelles envies, de nouvelles directions, de nouvelles possibilités. On n'est jamais pur et comprendre ses influences, les accepter est aussi mieux se comprendre et mieux comprendre les autres. Refuser les influences et vouloir rester toujours le même, est une forme de xénophobie, d'aliénation et de bêtise."

Parme n'est pas avare d'explications pour détailler sa méthode, en particulier sur Panique en Atlantique, et ce qui suit est passionnant (les connaisseurs apprécieront, les amateurs s'enrichiront) :

"Pour construire une page,  je pose mes bases en fonction du format et de la place dont je dispose pour dessiner. C'est aussi simple que ça.
"Avec Panique en Atlantique, il est question de 4 strips par page. Le mode de lecture le plus traditionnel en France et Belgique. Cela impose d'emblée une mise en page où le passage d'une image à la suivante domine sur la composition générale. Peu de place pour les décors. Je préfère fouiller le décor aux endroits où ils est nécessaire pour situer le récit ou faire avancer l'action. Lorsque le décor n'est pas nécessaire, ils est tout simplement absent. Ce qui renforce la dynamique de lecture."

Les grands stylistes ont cela de commun que leurs dessins se fondent sur le choix de faire mieux avec peu, le fameux "less is more" à propos duquel Alex Toth a si bien théorisé. Cette école a aussi abondamment alimenté le dessin des bandes dessinées humoristiques, dont Panique en Atlantique est un avatar brillant. Ce courant, on l'a rattaché à la "ligne claire" (Hergé, Edgar P. Jacobs, Bob De Moor...), le "style Atome" (Serge Clerc), dans lequel se place Parme... Mais pas que !

"Je me sens aussi proche du style atome que du style UPA (United Productions of America). Au fond, c'est la même logique. Réduire les éléments au minimum pour exprimer un maximum de choses. Un même signe peut même avoir plusieurs significations. 
"Il y a une recherche d'universalité dans la ligne claire. Choisir le trait exact comme choisir le mot exact. 
"Un dessin clair est une recherche d'honnêteté avec soi. Comme de toute façon on n'y arrive jamais, on court vers un absolu et c'est sain, simple et baroque à la fois."  

Toujours ce retour à la ligne, au trait, dont Panique en Atlantique propose une variation virtuose : il ne s'agit pas simplement d'une démarche artistique, mais aussi (surtout) intellectuelle. Une façon de parler du monde en le dessinant d'une certaine façon, de s'exprimer avec un trait bien spécifique. Le dessin, c'est une écriture de soi par le trait - et elle évolue avec le temps.

"Je préfère la ligne qui passe au bon endroit. Mais c'est paradoxal parce que dix ans plus tard, le bon endroit pourrait très bien se situer ailleurs. Finalement, le bon endroit est variable avec le temps qui passe. Mais au moment précis où l'on décide que le bon endroit est là, on exprime son sentiment, ses impressions et tout ce qu'il y a dans l'air du temps et on est sûr que c'est le bon endroit. 
"Le bon endroit pour Les anciens et les modernes n'est pas le même. Parce que l'époque, la mode, les mentalités changent. Aujourd'hui, pour moi, la ligne claire des années 80 est de l'Histoire Ancienne, c'est une strate de plus à laquelle une nouvelle strate peut enfin venir s'ajouter sans tomber dans la répétition. Laisser des modes et des écoles en jachère permet de les revisiter et de les réinventer."

Ainsi réduire le style dans lequel s'inscrit Parme à des maîtres européens (franco-belges) est une erreur réductrice : le dessinateur puise son inspiration ailleurs dans l'art séquentiel et ailleurs dans le graphisme en général.

"Quand on parle de ligne claire, on cite toujours des européens et plutôt des belges, des néerlandais  et des français. Mais la ligne claire existe aussi ailleurs. Des auteurs comme Geo Mac Manus, John Held Jr, Rea Irvin... même Otto Soglow, je les classe dans la ligne claire première période, non ? En tout cas, ce sont aussi des sources pour moi. Mes mes influences graphiques ne sont pas qu'à chercher du côté de la bande dessinée. 
"Encore une fois, il faut aussi aller voir du côté d'Aubrey Beardsley, d'Helen Dryden... En fait, ça me dérange cette frontière entre les formes d'art. Je puise partout et ensuite, je digère et j'épure."

De même qu'on apprend à écrire avant de trouver une police de caractère, on dessine avant de définir le style de dessin qu'on veut atteindre : Fabrice Parme le résume bien dans ce qu'il dit ensuite.

"Ma ligne idéale ? Par superposition. La perfection, c'est de tout enlever jusqu'à ce qu'il ne reste que l'essentiel et non pas le contraire. La perfection n'existe pas mais l'important, c'est d'y croire sinon, on redevient des animaux."

Très concrètement, cela se traduit ainsi quand il se met à sa table à dessin :

"Étape 1/ Je redécoupe la page scénarisée par Lewis. Je cherche la mise en scène sur un très petit format. Une fois mon petit découpage miniature terminé. Je l'agrandis à la bonne taille. Je trace toutes les cases pour le crayon sur des feuilles séparées. Je calibre mes dialogues pour ne pas avoir de mauvaises surprises. Les bulles sont placées en premier.
"Étape 2/ Je fais des esquisses très rapides sur une première feuille. Là, il n'y a pas de règle, c'est selon l'humeur du jour, je peux faire des esquisses avec des crayons gras, des feutres épais ou fins sur différents papiers. La taille des esquisses peuvent varier, être grandes ou minuscules. Je cherche le mouvement en plaçant des masses et des lignes directrices. Je peux redessiner la même pose dix fois jusqu'à ce que l'attitude et l'expression des personnages me conviennent.
"Étape 3/ J'utilise un papier assez bouffant, doux et sec (croquis Canson 90g) et par transparence, avec un crayon à mine rouge 09, je reporte rapidement ma construction en veillant à la placer au bon endroit dans la case. Un jeu d'équilibre. Il faut que la bulle, le cadre, les formes entre elles dialoguent. C'est très abstrait et difficile à définir, mais je sais qu'à un millimètre près, la composition est juste ou pas. Je creuse un peu mon crayonné rouge, je ne gomme que très rarement. Pas la peine puisque finalement, avec une mine noir 0,5 B, je sélectionne les traits à retenir.
"Étape 4/ Lorsque toutes les images d'une page sont crayonnées, je cale tout sur une table lumineuse et j'encre sur un papier fin et lisse Schoellershammer Markerpapier 75g, avec un feutre Faber Castell Pitt artist pen S pour les personnages et un feutre Sakura Pigma Micron 01 pour les décors. L'encrage est un moment de détente où je prends plaisir à ciseler des déliés ou des lignes de décors qui vibrent légèrement en accord avec ma respiration. Je suis très concentré et tout le corps participe. C'est en maitrisant ça qu'on arrive à dessiner des lignes droites sans règle ou des courbes tendues élégantes.
"Étape 5/ L'encrage est scanné et le trait nettoyé ou encore retouché si nécessaire. Enfin, le texte informatisé est placé dans les bulles. J'ai dessiné une police pour gagner du temps."

Un vrai tutoriel ! Mais quand on arrive à si bien se résumer à l'ouvrage, c'est qu'on a acquis une technique sûre et qu'on sait la verbaliser. Savoir parler de la bande dessinée, qu'on soit auteur, artiste ou même critique, c'est comme partout ailleurs, en sachant utiliser le vocabulaire juste : ainsi, celui qui vous lira ne se trompera jamais sur vos intentions.

"Donc, quand j'entends dire que mon dessin est simpliste ou facile, je souris et je me dis tant mieux... parce que ça veut dire qu'il est accessible à la lecture pour le plus grand nombre. Mais il n'est pas simpliste du tout, il est simple. Tout le contraire."

Parme a également énormément travaillé sur le design (ce qu'il serait plus juste d'appeler la "direction artistique") de l'histoire et des éléments visuels qui la remplissent : le soin avec laquelle chaque coupe de cheveux, habit, chaque objet, meuble, a été défini saute aux yeux dans cet album. Ce n'est pas seulement une maniaquerie esthétique mais la volonté de préciser des ambiances, d'évoquer des époques pour situer l'histoire et ses acteurs : ici, "une vision sublimée des 30 glorieuses", là, les films de "Blake Edwards, de Stanley Donen, de Billy Wilder, de Gérard Oury".

Pour aboutir à cela, il faut comme le souligne Parme que le scénario de Lewis Trondheim ait été "une proposition ouverte. Rien n'est totalement et définitivement délimité. En fonction du dessinateur, des ajustements sont nécessaires. Lewis a besoin de camper les choses rapidement. Il a besoin de se laisser transporter par son histoire. D'entrer dans un délire. C'est ainsi qu'il installe le rythme de son récit et c'est la meilleure solution pour lui."

La complémentarité entre la liberté de Trondheim et la rigueur de Parme est LA clé du projet : à ce jeu, chacun pousse l'autre dans ses retranchements, lui offre un challenge, qui profite au produit fini. La réussite magistrale de Panique en Atlantique est donc sans doute d'abord celle de toutes les excellents BD : le fruit d'un partenariat intelligent entre deux créateurs qui se dépassent l'un pour l'autre en n'étant jamais écrasés par le sujet dont ils ont pu s'emparer. Spirou et le lecteur en sortent gagnants. 

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