mardi 23 juin 2015

Critique 652 : LE VOL DU CORBEAU - INTEGRALE, de Jean-Pierre Gibrat


LE VOL DU CORBEAU : INTEGRALE regroupe en un seul volume le récit complet, écrit et dessiné par Jean-Pierre Gibrat, composé de deux tomes, publiés respectivement en 2002 et 2005 par Dupuis.
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(Ci-dessus : la couverture et un extrait du tome 1
du Vol du corbeau. Textes et dessins de Gibrat.) 
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(Ci-dessus : la couverture et un extrait du tome 2
du Vol du corbeau. Textes et dessins de Gibrat.)

Le jour du débarquement en Normandie, une jeune femme, Jeanne, résistante, est détenue dans une cellule d'un commissariat de police à Paris après avoir été dénoncée pour commerce sur le marché noir.
Rapidement, elle est rejointe par François, un cambrioleur appréhendé en flagrant délit. 
Alors qu'un bombardement oblige les policiers à se réfugier, les deux prisonniers en profitent pour s'échapper en gagnant les toits. Jeanne se tord la cheville puis la pluie se met à tomber, l'obligeant avec François à se mettre à l'abri pour la nuit.
Tout oppose la jeune femme et son complice : elle brandit ses convictions communistes, il est un individualiste forcené. Néanmoins il accepte de continuer à l'aider après qu'elle lui a expliqué les conditions de son arrestation et la situation de sa soeur, Cécile, dont elle est sans nouvelles alors qu'elle appartient au même réseau de résistants.
François emmène Jeanne sur "l'Himalaya", la péniche d'un couple d'amis, René et Huguette et de leur jeune fils, Nicolas. La troupe traverse ainsi le canal Saint-Martin, et au gré de ses écales, Jeanne en profite pour reprendre contact avec un camarade, amoureux d'elle, Michel. Il lui apprend que le parti communiste recommande à ses membres de se faire oublier en partant en province mais que Cécile a certainement été arrêtée par les allemands.
Lorsque François revient d'une nouvelle sortie nocturne passée à quelques cambriolages, il découvre avec stupeur qu'un soldat allemand est à bord de la péniche, réquisitionnée pour aller chercher du matériel à Monceau-Les-Mines. Jeanne reste d'abord cachée dans le puits de chaîne du navire, en proie à de multiples peurs - peur de ce militaire ennemi, peur pour sa soeur, peur pour sa propre vie... Et peur aussi pour François dont le soutien indéfectible a eu raison de sa défiance à son égard.

Même si l'intrigue ne le révèle pas tout de suite, Le Vol du corbeau est la suite du Sursis puisque son héroïne, Jeanne, est la soeur de Cécile Cadrieux, et que l'action débute peu de temps après le dénouement du précédent diptyque, lorsque Cécile apprend à Jeanne les circonstances de la mort de Julien Sarlat.

Oser donner un prolongement à une réussite aussi mémorable que Le Sursis était un pari risqué pour Gibrat, mais il le relève haut la main. On peut même, comme c'est mon avis, considérer ces deux tomes comme encore supérieurs.

L'auteur change complètement de cadre pour planter son action : après la campagne aveyronnaise, il situe son histoire dans Paris à la fin de l'occupation allemande en 1944. La longue séquence initiale est magistrale avec la rencontre de Jeanne et François et leur évasion par les toits. Menée sur un rythme soutenu, ponctuée par des dialogues enlevés - qui permettent de caractériser habilement les deux personnages, en exposant leurs convictions politiques et philosophiques et en jouant sur le ressort propre à la screwball comedy (ils n'ont rien pour s'entendre, donc ils finiront par s'aimer) - et dans des décors spectaculaires, cette série de pages est jubilatoire.

Gibrat utilise à nouveau, en renfort de la narration, la voix-off (de Jeanne), mais avec plus de modération que dans Le Sursis (avec celle de Julien). Le scénariste y déploie une verve certaine qui donne à son héroïne un tempérament affirmé nuancé cependant par l'angoisse qui l'étreint - angoisse bien compréhensible dans sa situation : elle est fugitive, sa soeur a été arrêtée, et doit s'en remettre à un inconnu impliqué dans des activités répréhensibles et qui fuit tout engagement.

Puis le récit décrit un suspense original avec la traversée à bord de la péniche de René, Huguette et leur fils Nicolas (qui joue occasionnellement les chauffeurs pour Jeanne) : Gibrat prend alors son temps en s'appuyant sur les relations piquantes de ce groupe mais entretient la tension dramatique de leur périple jusqu'au cliffhanger à la fin du tome 1, lorsque des soldats allemands réquisitionnent "l'Himalaya" et que l'un d'entre eux s'y installe.

Ce rebondissement relance tout et la présence de ce passager d'abord mutique mais qui s'avère être un enrôlé alsacien, traumatisé par les combats sur le front russe, entretient le danger encouru par la troupe. Gibrat joue en orfèvre des possibilités que lui offre ce dispositif, une sorte de huis clos sur l'eau, tout en n'oubliant jamais ses subplots (où est la soeur de Jeanne ? Qui a trahi la jeune femme ?).

Le dénouement de cette aventure ménage son lot de soulagement, de surprise et d'émotion, même si, à l'ultime page, cette fois, Gibrat s'autorise une fin plus optimiste, suggérée avec finesse et même poésie.

Visuellement, c'est une nouvelle fois un enchantement : l'artiste aligne des planches somptueuses, où son sens du détail, en particulier dans la représentation des décors extérieurs est éblouissant. La "ballade" sur les toits de Paris offre des vues spectaculaires, soulignées par des effets de perspectives impressionnants - et tout ça, ma bonne dame, c'est fait à la main !

Il est intéressant de noter qu'au début du tome 1, Gibrat adresse quelques-uns de ses remerciements à des collègues, dont André Juillard (Le cahier bleu ; Après la pluie - dont j'ai parlé il y a quelque temps), Alain Dodier (Jérôme K. Jérôme Bloche - dont j'ai analysé la totalité des albums parus) et Bernard Puchulu (dessinateur de La boîte morte, le vengeur et son double, et de La jeune Copte, le diamantaire et son Boustrophédon, écrits par Pierre Christin) - trois artistes qui partagent avec lui le souci du travail bien fait, une façon de faire à l'ancienne, dans ce style réaliste précis et documenté, mais qui ne sacrifie jamais la reconstitution au naturel.

En donnant le premier rôle à Jeanne, Gibrat se fait manifestement plaisir et donne vie à une héroïne dont la beauté est irrésistible, mais sans oublier de la doter d'un caractère bien trempée. Son "couple" avec François a le bon goût de ne pas reproduire celui formé par Cécile et Julien dans Le Sursis, ce qui procure des échanges vifs et plaisants. Le soin avec lequel le dessinateur les anime, leur confère expressivité et attitudes ajoute à la qualité esthétique du projet.

Par ailleurs, les seconds rôles sont plus développés et accompagnent mieux les deux héros : René et son goût pour le bon vin, Huguette et sa gouaille, Nicolas et sa malice, complètent merveilleusement le casting. Et lorsque Jeanne retrouve sa soeur Cécile, ce qui matérialise le lien entre Le Vol du corbeau et Le Sursis, le sentiment de lire une oeuvre complète est très gratifiant.

Louangé par la critique, plébiscité par le public, ce nouveau récit sera consacré, fort logiquement, en 2006 par le Prix du dessin au festival d'Angoulême - avant, peut-être, qu'une prochaine promotion n'honore, à juste titre, Gibrat d'un Grand Prix pour l'ensemble de son oeuvre : récompense qui ne serait pas volée !

Quelques illustrations inédites pour conclure cette entrée :

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