dimanche 17 mai 2015

Critique 618 : LUCKY LUKE, TOMES 13 & 14 - LE JUGE & RUEE SUR L'OKLAHOMA, de René Goscinny et Morris


LUCKY LUKE : LE JUGE est le 13ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1959 par Dupuis.
*

Lucky Luke accepte de convoyer un troupeau de bétail de Austin ( Texas) jusqu'à Silver City (Nouveau-Mexique) via le Rio Grande. Le voyage prévoit de passer par un bled perdu du nom de Langtry réputé pour son juge, un nommé Roy Bean, ancien bandit passé du bon côté de la loi et l'appliquant à sa manière, expéditive et excentrique.
Lucky Luke est pris pour un voleur de bétail par Roy Bean qui l'arrête.
Mais bientôt, Bad Ticket vient s'établir à Langtry avec le projet d'en devenir le nouveau magistrat, sans se conformer davantage avec les règles de sa charge. Lucky Luke compte alors sur la rivalité entre les deux hommes pour les neutraliser mais la situation dégénère et Roy Bean quitte l'endroit, laissant ses administrés aux mains de son concurrent qui se comporte alors en tyran..
Lucky Luke scelle alors une alliance avec Roy Bean pour pacifier tout ça et l'ancien juge ira jusqu'à faire son propre procès pour laisser place à un remplaçant plus orthodoxe...
*

LUCKY LUKE : RUEE SUR L'OKLAHOMA est le 14ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1960 par Dupuis.
*

En 1860, le gouvernement américain rend l'Etat de l'Oklahoma aux indiens : les Cherokees, les Creeks, les Choctaws et les Séminoles viennent s'y installer.
Mais en 1889, les autorités récupèrent ce territoire en le rachetant contre de la verroterie aux Indiens afin que les colons puissent s'y établir. Lucky Luke est missionné pour préparer cette opération et empêcher que des gredins devancent la date du 22 Avril pour se placer. Il doit notamment surveiller Coyote Will, son stupide complice Dopey et le colosse Beastly Blubber.
Des élections sont organisées pour désigner le maire de la ville-champignon de Boumville et, contre toute attente, Dopey remporte les suffrages et devient un honnête représentant des citoyens. Mais une violente tempête de sable va bouleverser le destin de cette bourgade et ramener les indiens...

Je ne sais pas où cela me mènera mais j'ai envie de rédiger quelques critiques sur Lucky Luke lorsque René Goscinny l'écrivait (j'avais déjà écrit sur quelques albums il y a longtemps - critique 183 : L'Empereur Smith ; critique 184 : Le Grand Duc ; critique 185 : Le Pied-Tendre/La Guérison des Dalton).

Mais cette fois, je veux remonter à la source, en procédant comme je l'ai fait récemment avec Astérix (avec deux albums analysés à la fois). Comme je ne me souvenais plus exactement à partir de quand Goscinny avait commencé à travailler sur la série de Morris, sans compter qu'il n'a pas été crédité dès le départ car Dupuis ne le souhaitait pas, j'ai d'abord relu ces tomes 13 et 14 avant de me renseigner et d'apprendre qu'il aurait fallu démarrer au tome 9 (je rattraperai ça dès que possible, en fonction de la disponibilité des albums à la bibliothèque municipale).

Lucky Luke a depuis que je lis de la bande dessinée occupé une place à part : c'est la première série que j'ai suivie, celle grâce à laquelle j'ai apprécié le 9ème Art, et Morris est l'artiste qui m'a donné envie de dessiner. J'ai été ému le jour où ce dessinateur a disparu (le 17 Juillet 2001) : c'est ce qu'on pourrait appeler un chagrin d'enfance.

Mais ce n'est pas que par nostalgie que je me replonge aujourd'hui dans Lucky Luke. Au demeurant, j'ai plusieurs fois relu la majorité des grands albums de la série. Je voulais le faire pour éprouver mes souvenirs et essayer d'en parler avec un regard peut-être plus aiguisé comme me l'ont permis l'âge, l'expérience de lecteur et de critique, tout en restant très modeste.

Et puis, enfin, parce que j'apprécie de plus en plus, ces temps-ci, de (re)découvrir ces bandes dessinées franco-belges des années 50-60 (comme en témoignent mes séries de critiques sur Spirou et Fantasio, Johan et Pirlouit, Astérix...). Je m'aperçois que je les lis presque correctement seulement maintenant car je suis convaincu qu'on lit souvent sans s'attarder suffisamment sur les livres (que ce soient des romans ou des comics), on les consomme puis on passe à autre chose, parfois on finit par oublier ce qu'il raconte. Et ce qu'il raconte sans doute de plus précieux, c'est ce qui nous forme comme lecteur.

Prenons donc ces deux tomes de Lucky Luke (puisque c'est quand même le sujet de cette entrée) : de prime abord, ce sont deux récits très plaisants, efficacement menés, mais des oeuvres de jeunesse pour ses deux auteurs. Morris a créé son cowboy en 1947 mais a sollicité l'aide de Goscinny à partir de 1955 car il avait des difficultés récurrentes et croissantes pour bâtir des histoires complètes de 44 planches. Maurice De Bevere de son vrai nom était et restera avant tout un dessinateur, et il avait besoin d'un partenaire qui soit un bon narrateur pour développer ses idées, lui en proposer, bâtir ensemble une série - car Morris fut l'homme d'une seule série : Lucky Luke.

Morris et Goscinny partageaient une solide connaissance de l'histoire américaine et étaient tous deux deux gros travailleurs : leur collaboration était naturelle et quand le dessinateur convainc le scénariste de le seconder, il veilla toujours ensuite à ce que rien ne les sépare. Goscinny joua le jeu, même si, pour d'obscures raisons publicitaires, Dupuis refusa longtemps que son nom ne figure aux crédits des albums (sans doute fallait-il mieux faire croire que Morris, créateur du cowboy, était l'unique maître à bord).

Avec Le Juge, on peut déjà voir ce qui fonde le duo Goscinny-Morris : à partir d'un fait réel, d'un personnage ayant existé, ils brodent une aventure amusante, riche en rebondissements, solidement caractérisée, et leur art du détournement fait merveille. John Huston connaissait-il cet album, lui qui réalisa en 1972 Juge et hors-la-loi, avec Paul Newman dans le rôle de Roy Bean (1823-1902), dans un registre également iconoclaste ? (Si vous n'avez jamais vu ce western, procurez-le vous, c'est une perle rare.)

Avec Ruée sur l'Oklahoma, le procédé est similaire : la restitution des terres de cet Etat aux indiens et leur récupération par le gouvernement pour que des colons s'y installent jusqu'à la découverte a posteriori de gisements pétroliers (exploités par les indiens) sont authentiques. Sur cette base est construit, plus qu'une histoire classique, une succession de gags, à la manière d'une galerie de sketches, distrayante et mené sur un rythme soutenu, avec des seconds rôles bien typés.

Cependant, et c'est à cela qu'on remarquera la jeunesse de ces tomes, tout n'est pas encore en place dans la série, aussi bien narrativement que graphiquement.

Par exemple, à cette époque, Jolly Jumper, la monture de Lucky Luke, ne parle pas encore, son rôle se limite donc à celui d'un cheval docile avec un registre de réactions très limitées, alors que plus tard il deviendra un élément comique sur un mode ironique essentiel.

Le look de Lucky Luke n'est lui non plus pas encore définitivement établi : il n'a pas encore les jambes arquées, son jean est bien retroussé mais pas aussi haut ni non plus aussi moulé à ses jambes fines, et sa moue distinctive avec sa cigarette au bout des lèvres n'a pas encore pris sa forme caractéristique.

Goscinny n'a pas encore imposé donc certains des codes qui feront une partie du sel de la série et Morris, même s'il a déjà fait considérablement son dessin depuis le début, cherche encore son style. Toutefois, il y a déjà une habileté formidable pour enchaîner les séquences, exploiter la comédie des situations, interpréter des personnages ou des faits historiques, avec des dialogues vifs.

Et visuellement, Morris fait déjà preuve d'une technique très inspirée, avec un trait dynamique, nerveux, rond. On sait, par Franquin (qui admirait l'abattage de son collègue), qu'il dressait ses crayonnés d'une façon très sommaire sur des pages de très grands formats avant d'en achever la représentation à la plume, sans que cela ne freine sa cadence. Cette énergie et cette clarté dans la composition sont intactes, et synthétisent ce qui faisaient les forces de Franquin et de Peyo, sans s'inscrire dans le même moule, notamment grâce à un trait plus fin.

Le découpage témoigne d'une grande densité : on peut compter en moyenne de 10 à 11 plans par planche dans Le Juge et à peine moins dans Ruée sur l'Oklahoma avec 8 à 9 vignettes. Morris recourt volontiers, comme d'autres à cette époque, aux gaufriers, mais il ressort de ses albums une variété dans ses plans plus évidente, avec une alternance dans leurs valeurs, leurs angles de vue (l'emploi de la plongée pour des plans généraux et d'ensemble, les personnages en pied mais aussi en plan moyen et même en gros plan, des silhouettes). La colorisation en quadrichromie, typique de ces années-là (où les capacités de reproduction couleur à l'imprimerie n'étaient pas sophistiquées), contribue aussi à la simplicité si efficace de l'image.

Visuellement, la série propose aussi des couvertures très narratives et aux compositions très bien dosées, comme en témoignent aussi bien les nombreuses astuces contenues dans celle du Juge que le plan si évocateur choisi pour Ruée sur l'Oklahoma.

La facilité qui se dégage de ces albums, facilité à les lire, facilité apparente de leur réalisation, dit bien la grâce qui habitait ses auteurs : pour ma part, j'ai toujours considéré que Goscinny avait trouvé en Morris son meilleur dessinateur et Morris en Goscinny son scénariste idéal. A chaque fois que je relis leur production commune, c'est une confirmation de ce sentiment, mais aussi une vraie "madeleine de Proust".

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire