lundi 20 avril 2015

Critique 608 : L'ENVERS DES RÊVES, de Eric Warnauts et Guy Raives


L'ENVERS DES RÊVES est un récit complet écrit par Eric Warnauts et dessiné par Eric Warnauts et Guy Raives, publié en 1995 par Casterman.
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Hollywood, du dimanche 11 au dimanche 18 Juin 1952. Le nouveau film produit par C.D. Trumb, un polar, est présenté en avant-première à un public-test. La projection est un échec cuisant, les réactions du panel sont négatives et certains spectateurs sont même partis avant la fin.
Trumb prend des mesures immédiates et drastiques : il commande à son partenaire, Jerry, de ré-écrire, re-filmer et re-monter le film en une semaine pour l'améliorer.
Jerry recrute Mary Kriford, une "script-doctor" ; débarque le metteur en scène et confie la réalisation à son assistant, l'ambitieux Tommy McKay ; et s'en remet à l'expérimenté "Skinny" pour livrer un nouveau montage.
Mais, en coulisses, d'autres intrigues se nouent entre infidélités conjugales, méfiances, arrivisme, querelles d'ego... Le film sera-t-il, malgré tout cela, un succès critique et public ? Et qui en profitera le plus ?

En 2002, au festival de la bande dessinée de Clermont-Ferrand, j'ai eu la chance de rencontrer deux auteurs dont je dévorais alors chaque nouveau livre, Warnauts et Raives, et j'obtins même deux beaux dessins dédicacés pour deux albums (L'envers des rêves et Lettres d'Outremer). 

Ce week-end, alors que je cherchais quelques bonnes affaires sur priceminister, sans arriver à me décider, j'ai alors eu envie de relire L'envers des rêves, comme souvent dans ce genre de cas, pour vérifier si la bonne impression qu'il m'avait laissé était encore valable. Je découvris, pour commencer, que ce récit complet datait en vérité d'il y a déjà vingt ans, c'est-à-dire quand j'étais encore étudiant, dans ma vingtaine, une époque où justement j'avais délaissé la bande dessinée comme lecteur pour tenter d'en faire comme auteur.

Je me suis alors souvenu pourquoi j'aimai tellement la production du duo Warnauts et Raives alors : ils livraient régulièrement de belles histoires, aussi bien écrites que dessinées, des récits complets situés dans des cadres très divers (Congo 40, Intermezzo, L'innocente, le recueil de "short stories" Equatoriales), où les relations sentimentales des héros prévalaient généralement sur l'intrigue.

Avec L'envers des rêves, pourtant, les deux auteurs réussirent à trouver un équilibre entre caractérisations et scénario via un hommage au cinéma hollywoodien des années 50. La période n'est pas choisie au hasard : c'est l'âge d'or des grands studios, l'après-guerre, le glamour, la "chasse aux sorcières" anti-communiste initiée par les sénateur Joseph McCarthy, les calendriers avec les pin-ups, les belles voitures américaines... Tout un ensemble d'éléments esthétiques fournissant un cadre foisonnant pour un récit au casting riche et aux rapports complexes. On a donc à la fois des protagonistes forts, comme les affectionnent Warnauts et Raives, mais aussi une toile de fond ambitieuse.

L'action est très dense, ramassée sur une semaine, entre la preview catastrophique d'un film et ses retakes ordonnées par un producteur autoritaire et son assistant à qui il fixe ce délai pour corriger le tir. Le rythme est donc soutenu, on ne s'ennuie jamais, et Eric Warnauts construit à partir de ça une mosaïque très divertissante, où les luttes de pouvoir, les efforts de séduction, les tromperies, sont soulignés par l'urgence de la situation. Chaque personnage est bien campé et certains dynamisent l'histoire avec quelques scènes bien inspirées, comme la script-doctor. D'autres agissent de manière plus trouble et discrète et ne se révèlent, dans tout leur machiavélisme, qu'à la fin, comme le couple faussement ingénu formé par Tommy et Kathleen McKay. Une troisième catégorie sont à l'oeuvre, plus ou moins dans l'ombre, pour sauver leurs places, profiter de leurs positions, prendre une revanche, comme avec l'acteur vieillissant mais toujours séducteur John Powell, Norma la secrétaire de CD Trumb. 

Tout le processus de ré-écriture, tournage et montage du film est bien évoqué, sinon montré, sans occuper beaucoup de pages, ou tout du moins en étant traité au moyen d'une narration parallèle très prenante. C'est une vraie réussite.

Ce qui se dit ici sur l'interdépendance de plusieurs départements d'un studio de cinéma et de leurs responsables peut s'interpréter facilement comme une métaphore du travail des auteurs car Eric Warnauts et Guy Raives collaboraient très étroitement à l'époque de la réalisation de cet album. Le lecteur attentif vérifiera ainsi, page 43, de la place de chacun ("Warnauts : writer", "Raives : pictures") mais, en vérité, c'est plus raffiné. 

Si Warnauts écrivait bel et bien les scripts, leurs histoires étaient souvent conçues à deux ; de même que si Raives dessinait, encrait et mettait en couleurs les planches, Warnauts participait au découpage et aux designs. Pendant longtemps, avant que je les rencontre, leur association était un mystère pour moi, ignorant qui faisait vraiment quoi (maintenant, ces précisions sont à la portée de tous en cherchant sur le net).

Guy Raives est un artiste dont le trait a depuis évolué vers plus de spontanéité, quitte à paraître relâché, mais pour L'envers des rêves (et plus tard Lettres d'Outremer), son style avait atteint une qualité exceptionnelle.

Tout y était : expressivité subtile des personnages, soin apporté aux décors (reproduits avec une exactitude confondante ici : on se croirait vraiment revenu dans les studios, les villas, du Los Angeles des années 50), aux véhicules (l'amateur se régalera avec les belles américaines d'alors).

Le découpage privilégie les cases de grandes dimensions pour bien planter chaque séquence, parfois aussi pour clore des chapitres aux ambiances choisies (bords de mer la nuit par exemple), chaque plan grouille de détails sans pour autant encombrer le regard, les personnages possèdent tous un look, une gestuelle bien mis en valeur dans des compositions bien dosées. Le trait est fin, fluide, très élégant.

Enfin, la colorisation, à l'aquarelle, permet à Raives de disposer d'une palette remarquablement nuancée : les vêtements, les lieux, la lumière, tout rappelle les tons vifs et contrastés de l'époque de l'histoire (avec même des passages en noir et blanc relevés de gris au lavis pour les scènes du film projetées) sans pourtant singer une sorte de technicolor en BD. C'est absolument superbe (même si, en total n&b, cet album serait bien nu).

Voilà un livre de 95 pages admirablement mené - peut-être le chef d'oeuvre de ce duo si spécial que forment Warnauts et Raives.

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