mardi 3 février 2015

Critique 567 : SAGA - VOLUME 3, de Brian K. Vaughan et Fiona Staples


SAGA, VOLUME THREE rassemble les épisodes 13 à 18 de la série co-créée par Brian K. Vaughan, qui l'écrit, et par Fiona Staples, qui la dessine et la met en couleurs, publiés en 2014 par Image Comics.
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(Extrait de Saga #15.
Textes de Brian K. Vaughan, dessins de Fiona Staples.)

La dernière fois qu'ont été vus Alana et Marko, en compagnie de la mère de ce dernier ; de leur fille en bas âge, Hazel ; et de leur baby-sitter, Izabel, ils se cachaient au premier étage du phare où réside l'écrivain Oswald Heist sur la planète Quietus. La raison de cette attitude : la présence au rez-de-chaussée du Prince Robot IV en train d'interroger le romancier car il est convaincu que le couple et leur bébé vont venir lui rendre visite. L'officier a pour mission de capturer ces fugitifs, appartenant chacun à des peuples ennemis, en guerre depuis longtemps, et ayant déserté pour vivre leur amour - ce qui risque de donner des idées de sédition à d'autres soldats.
Mais, en vérité, Marko et Alana sont chez Heist, qu'ils idolâtrent depuis qu'ils ont découvert un de ses livres (A Nighttime Smoke, une histoire à l'eau de rose cachant un manifeste pacifiste), depuis une semaine. Ces jours, ils les ont passés à dresser un bilan de leur situation, mais aussi pour la mère de Marko à se rapprocher de Heist (veuf comme elle).
L'affaire se corse aussi pour eux à cause d'autres individus à leurs trousses, parmi lesquels The Will et le Lying Cat (un mercenaire et son partenaire engagés par les supérieurs d'Alana), Gwendolyn (l'ex-fiancée de Marko) - tous deux protégeant une ancienne esclave enfant rebaptisée Sophie - et deux paparazzis, Upsher et Doff...

Avec ce nouvel arc en six chapitres, Brian K. Vaughan a expliqué (dans une réponse au courrier des lecteurs, figurant dans les fascicules mensuels de la série) qu'il bouclait là ce qui représentait en quelque sorte la première "saison" de Saga. Comme le scénariste avait précédemment averti qu'il ambitionnait d'écrire avec ce titre son équivalent de Guerre et paix, soit un récit au très long cours, on mesure mieux l'ampleur du projet.

Effectivement, une fois arrivé au 18ème épisode, ce sentiment de clore un premier acte se vérifie car on a droit aux règlements de quelques trames narratives. C'est une oeuvre sur le temps qui passe, les relations amoureuses, parentales, inscrite dans une construction chère à son auteur (la fuite - déjà au coeur des Runaways et de Y : The Last Man), qui se déploie et trouve un premier aboutissement.

Pour relancer l'intérêt de la course de ses héros, Brian K. Vaughan recourt à deux procédés ingénieux.

- D'abord, il intègre à l'histoire deux nouveaux personnages secondaires, deux paparazzis enquêtant au sujet d'Alana pour vérifier si elle a été enlevée par Marko (qu'elle surveillait lors de sa détention) ou si elle l'a aidé à s'échapper puis suivi. Un léger doute se met à planer quand le supérieur de la jeune femme (qui a lancé des recherches contre elle, en faisant appel au Prince Robot IV) suggère qu'elle est en réalité une espionne, ayant donc pu séduire Marko pour infiltrer ses semblables et découvrir leurs intentions futures dans la guerre qu'ils mènent. Mais cette idée, les lecteurs qui suivent la série depuis le début et vont découvrir les épisodes suivants dans ce tome, ne tient pas : c'est une manoeuvre politique pour justifier la possible exécution d'une déserteuse.
Ces deux paparazzis introduisent dans le fil du récit une nouvelle distance, permettant d'éclairer des pans du passé d'Alana : on apprend ainsi qu'elle s'est engagée dans l'armée après que son père se soit remarié avec une fille du même âge qu'elle, au terme d'une adolescence marquée par une période gothique. Jusqu'à présent, on n'avait jamais été en possession d'informations aussi directes sur les antécédents de la jeune femme, alors que nous disposions de relations plus concrètes au sujet de Marko (avec la présence dans l'aventure de ses parents, de flash-backs sur son enfance).
Mais surtout, avec ces deux journalistes à sensations (qui s'ajoutent donc à la longue liste de couples de la série - Marko/Alana, Izabel/Hazel, les parents de Marko, The Will/The Stalk, The Will/Slave Girl, The Will/Gwendolyn... - et qui sont par ailleurs homosexuels - une variante dans cette collection de tandems hétérosexuels), la dimension politique de l'histoire prend du relief car la neutralisation des fugitifs devient un enjeu critique pour la guerre que se livrent les peuples de Landfall et de Wraith : s'il devenait public que deux adversaires soient en couple, avec un enfant qui plus est, cela risquerait de démobiliser les troupes dans chaque camp et d'augmenter des rapprochements similaires.

- Ensuite, à partir du chapitre 13, avec lequel s'ouvre ce recueil, Vaughan remonte dans le temps pour détailler ce qui s'est déroulé durant la semaine précédant l'arrivée sur Quietus, chez le romancier Oswald Heist, du Prince Robot IV.
Cela permet de préciser (comme Hazel en voix-off le révélait à la toute dernière page du tome précédent) que Alana, Marko, sa mère, leur fille et Izabel, sont déjà sur place, bien avant leur(s) poursuivant(s), mais que durant cette période beaucoup d'éléments ont encore évolués.
Le couple formé par Alana et Marko en premier : le jeune homme se remet tout juste de la mort de son père et sa compagne et sa mère ne s'entendent toujours pas bien. On assiste donc au deuil de la mère et du fils et à leur progressif retour à la surface, ce qui conduit à un apaisement entre la mère et sa belle-fille (même si ça passe par une séance de bras de fer...). Les amoureux sont aussi amenés à se questionner sur les conditions dans lesquelles ils comptent élever leur fille et comment subvenir à leurs besoins : ils ne pourront pas toujours fuir, sans travail, sans ressources, en s'en remettant à la chance ou des soutiens occasionnels. Vaughan interroge aussi la notion même de couple en abordant le rôle du père et de la mère de manière moderne (on verra que Marko est prêt à jouer le papa au foyer pendant qu'Alana travaillera). Enfin, il leur faudra affronter Gwendolyn, l'ex-fiancée de Marko, déterminée à faire payer ce dernier pour lui avoir brisée le coeur (et leurs fiançailles).

Si la relation entre Hazel, encore bébé (mais néanmoins narratrice de l'histoire) et Izabel n'est pas davantage développée, la baby-sitter a une influence non négligeable sur la mère de Marko, à laquelle elle fait admettre que le veuvage éternelle n'est pas inéluctable. Klara et Oswald Heist se rapprochent sensiblement en faisant connaissance (après une première rencontre pourtant désastreuse sur tous les plans - Klara se faisant dévorer une oreille par monstre d'os puis découvrant le romancier complètement ivre en peignoir et en slip, refoulant ses visiteurs et vomissant sur Hazel !). Vaughan écrit leurs rapports avec beaucoup de bienveillance, de subtilité et d'humour (voir la scène où Klara croit voir, de très loin, que Alana prie à genoux devant Marko alors qu'elle lui prodigue une fellation...), soulignant leurs situations similaires (tous deux sont veufs, et leurs caractères sont complémentaires - elle, une guerrière, lui, un pacifiste).

En parallèle, un autre couple se matérialise avec de plus en plus d'évidence, mais en touches discrètes et progressives, entre The Will et Gwendolyn. Il s'agit là encore de deux âmes en peine (The Will ayant perdu sa maîtresse, The Stalk, et Gwendolyn, Marko). Le vaisseau du mercenaire ayant été précédemment sévèrement endommagé, ils stationnent un temps sur une planète paradisiaque et déserte, mais où a lieu d'étranges manifestations d'origine psychotrope : il n'est pas interdit d'y voir une allusion à la série télé Lost, dont Vaughan fut un des meilleurs auteurs. Ce sera aussi l'occasion d'un rebondissement spectaculaire et violent, comme le scénariste en a le secret, altérant en profondeur non seulement la relation des personnages mais aussi le cours de leur traque - et qui va introduire la soeur de The Will dans la partie.

Enfin, il y a le personnage du Prince Robot IV, une des créatures les plus singulières non seulement de la série mais aussi des comics actuels : ces épisodes vont aussi bouleverser sa trajectoire, soulignant ses failles (toujours aussi baroques - et qui justifient que Saga soit réservé à un public adulte et averti, car les visions récurrents de cet androïde sont volontiers dérangeantes). Son interrogatoire de Heist charrie un flot de réflexions et d'images extraordinaires.

En tout, Vaughan jongle, mine de rien, avec un casting d'une dizaine de personnages, sans jamais se perdre, ou égarer le lecteur, toujours en affinant la perspective de son récit, des rapports entre les protagonistes, en faisant avancer l'intrigue. Au terme du chapitre 18, on brûle d'impatience de connaître la suite : la série regorge d'un tel potentiel, sa  toile de fond est tellement surprenante (mixant des références explicites - Roméo et Juliette, Star Wars - et des genres très divers - mélodrame, romance, aventures, fantastique, science-fiction), ses héros possèdent une diversité et une profondeur si épatantes, qu'il est impossible de ne pas continuer à les accompagner.
Et les fans de BKV le savent, l'homme est capable de tenir la distance sur des scénarios très fouillés.

Graphiquement, et je m'en suis aperçu en parcourant les tomes précédents avant de me plonger dans celui-ci, la prestation de Fiona Staples n'a cessé de d'évoluer.

Sa technique reste toujours singulière : elle s'appuie certes, comme beaucoup d'autres artistes, sur l'infographie, mais en y ayant recours d'une manière très poussée et personnelle. Après avoir procédé à un découpage visuel sur du papier de petite dimension et de façon relativement sommaire (juste de quoi placer les personnages, déterminer la position des cases sur la page, choisir les angles de vue, préparer des espaces pour placer les décors et textes), elle agrandit ensuite ce premier jet en le scannant. Vient le dessin des personnages, puis les décors directement traités en couleurs sur palette graphique, couleurs raffinées par des effets de lumière, et enfin l'apposition du lettrage (la voix-off de Hazel étant transcrite d'après la propre écriture de Staples, les phylactères sont ajoutés numériquement par le designer Steven Finch/Fonographiks).

Ce traitement visuel peut dérouter, car les décors ne sont pas contourés, et la palette de couleurs employée par Staples privilégie les camaïeux vifs, avec des contrastes prononcés - en tout cas au premier regard, car plus on est immergé dans le lecture des planches, plus on constate les nuances utilisées.

Par ailleurs, l'artiste, suivant les indications du script déjà bien découpé de Vaughan, ne produit pas des pages avec de nombreuses cases, ni des cases aux formes surprenantes (sa seule excentricité, très mineure, est de parfois tailler en biseau un coin d'un cadre : j'ignore ce que que cela signifie, si ça signifie quelque chose). La moyenne se situe entre 4 et 5 cases par pages, sur trois bandes. Invariablement, chaque chapitre commence et se termine par une splash-page. Parfois, au sein d'un épisode, on a droit à une ou deux autres pleines pages, exceptionnellement à une double page. Tout cela pour dire que Saga dispose d'une grille de lecture visuelle très simple, ce qui en fait un redoutable page-turner.

Staples compose superbement, de mieux en mieux même, ses plans, et son imagination pour créer des aliens, des monstres, et des environnements est littéralement sans limites, on en a la confirmation dans ce troisième tome. Il est évident que si Vaughan écrit cette série pour elle, il profite aussi de ces qualités pour ne plus se limiter, voire défier la capacité créative de sa dessinatrice/coloriste. Dieu merci, l'éditeur lui laisse le temps pour réaliser chaque épisode, la série connaît donc fréquemment des retards mais la patience des fans est récompensée et c'est une gestion intelligente (car comment imaginer un fill-in artist sur Saga ?).      

Cinq illustrations inédites figurent dans les bonus de ce tpb, dont un autoportrait de Staples avec Vaughan (et son chien, Hamburger).

Plus que jamais, Saga est et reste un titre majeur et passionnant, très original. En vf, Urban Comics en propose de superbes albums cartonnés, rapidement et bien traduits. Et si vous voulez découvrir les 18 premiers épisodes d'un coup en vo, procurez-vous ce magnifique album, au format plus grand, avec de passionnants bonus (qui détaille absolument toute la réalisation de la série, depuis l'idée initiale d'un arc jusqu'à son impression en passant par la rédaction du script - celui du chapitre 4 est intégralement recopié - , la conception étape par étape d'une planche et d'une couverture, plus quelques illustrations inédites) : 

Il est cher en neuf (49,99 $) mais plus abordable en occasion. C'est un bien beau cadeau à (se) faire !

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