mardi 16 décembre 2014

Critique 543 : MON DERNIER AU VIÊTNAM (MEMOIRES), de Will Eisner


MON DERNIER JOUR AU VIÊTNAM (MEMOIRES) est un recueil de 6 histoires courtes écrites et dessinées par Will Eisner, publié à l'origine en 2000 par Dark Horse Comics et traduit en France par Delcourt en 2001.
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"Regardez-moi ce paysage ? C'est joli, hein ?
Même si on est en train de la saccager !"
(Extrait de l'histoire Mon Dernier jour 
au Viêtnam.)

- 1/ Mon Dernier Jour au Viêtnam (27 pages). Un major de l'armée américaine au Viêtnam escorte pendant une journée un reporter sur le terrain, à bord d'un hélicoptère. Ils survolent la jungle puis atterrissent dans un camp militaire qui est bientôt attaqué par les Viêt-congs. Le major voit alors sa fin proche mais le journaliste l'entraîne à bord de l'hélico avec lequel ils repartent contre les ordres.

- 2/ La Périphérie (4 pages). A Saïgon, un jeune viêtnamien ironise en commentant les discussions des journalistes de guerre à la terrasse ensoleillée d'un café.

- 3/ Le Blessé (6 pages). Un soldat se remémore en buvant un verre comment il a perdu sa main gauche après avoir couché avec une prostituée viêtnamienne qui a, avant de partir, glissé une grenade dégoupillée sous leur lit.

- 4/ Jour d'ennui en Corée (6 pages). Un soldat est frustré par le manque d'action et se souvient des parties de chasse avec son père, qui ne l'estimait pourtant pas. Il repère alors dans un champ voisin une vieille coréenne qu'il décide de tuer.

- 5/ La Corvée (4 pages). Un fusilier est affecté, à son grand dam, à la maintenance. Malgré sa colère et son envie de se battre, il rend visite chaque soir à des orphelins coréens.

- 6/ Un Coeur Violet pour George (10 pages). Chaque soir, George se soûle et tape sur la machine à écrire du chef sa demande d'affectation pour aller en zone de combat. Deux de ses amis, qui tiennent à lui et ne veulent pas qu'il se fasse tuer, déchirent chaque matin la lettre avant l'arrivée de leur supérieur. Quand ils confient cette mission à Hal, celui-ci l'oublie à cause de son départ en permission. Ils apprennent ensuite que George est mort au front.

C'est une nouvelle fois à une oeuvre tardive de Will Eisner que je me suis attachée avec la lecture de Mon dernier jour au Viêtnam, réalisée en 2000 alors qu'il avait 83 ans (!). Si la valeur n'attend pas le nombre des années, elle ne dissipe pas non plus avec le grand âge comme le prouve ce recueil de nouvelles inspirées par les propres souvenirs ou la relation d'anecdotes glanées par l'auteur.

Comparé à des romans graphiques comme Dropsie Avenue ou La Valse des alliances, cet album est plus modeste par son sombre de pages ("à peine" plus de 70 quand même), mais le génie narratif d'Eisner y est encore éclatant. 

Dans la préface qu'il signe, l'auteur nous explique avoir effectué son service militaire en 1942 à Aberdeen, dans le Maryland. Comme tous ses camarades appelés sous les drapeaux à cette époque, il n'aspirait qu'à rester en Amérique et en vie. Il a eu cette chance car il a travaillé au journal du camp puis à la maintenance préventive (en dessinant des pages sur les problèmes matériels et leur résolution). En 1950 débute la guerre de Corée et Eisner anime à nouveau le journal pour lequel il oeuvrait huit ans auparavant, "Army Motors" sous contrat civil, puis il crée "PS Magazine", dont il s'occupera jusqu'en 1972. En 54, il visite Séoul pour "PS Magazine" : un an avant, l'armistice a été signée entre la Corée du Sud et les Nations Unies, et l'armée américaine enseigne la maintenance préventive aux sud-coréens. Puis en 1967, Eisner se déplace jusqu'au Viêtnam en se posant à Saïgon : un an plus tard, l'attaque du Têt annoncera le début de la fin pour l'armée américaine.

Ces faits résument parfaitement ce qui va inspirer à Eisner les 6 histoires de cet album : certaines ont été imaginées à partir de témoignages de soldats, la dernière a été vécue directement par l'auteur lui-même (il a choisi de la raconter car elle l'a hantée comme tous les autres protagonistes du drame).

Ce qui frappe ici, c'est finalement l'extrême simplicité avec laquelle Eisner s'empare du thème de la guerre et de ses conséquences sur les hommes qui la font, il ne parle pas des généraux ou des politiques qui décident des stratégies de combat, mais bien de tous ceux qui sont sur le terrain, parfois en première ligne, parfois dans des bases plus reculées, chacun traversant cette période étrange où on souhaite gagner la guerre tout en n'y perdant pas la vie (même si quelques-uns en reviendront moralement brisés ou physiquement mutilés).

Eisner s'attache à un personnage à chaque fois, dans une situation précise : le major dont c'est le dernier jour sur place et qui fanfaronne avant de s'effondrer parce qu'il croit son heure venue, un gamin qui observe les échanges des correspondants de guerre dont l'un a subi une terrible perte, un soldat piégé par les belles asiatiques et incapable d'en retenir la leçon, un autre qui n'aspire qu'à faire un carton contre une innocente paysanne parce qu'il s'ennuie, celui-là encore qui ronge son frein tout en s'étant attaché à des orphelins, ou ce dernier qui sera victime d'une effroyable malchance et de son alcoolisme. 
L'auteur nous parle d'eux à hauteur d'hommes, sans les juger, mais en montrant lucidement que ses personnages subissent tous la guerre d'une manière ou d'une autre, les uns en souhaitant s'en éloigner, les autres en voulant y participer sans mesurer le danger ou pour libérer leur instinct meurtrier ou revanchard. Cette approche donne aux récits une perspective troublante mais surtout procure une émotion souvent poignante (en particulier dans La périphérie et Un Coeur violet pour George).

Au sujet de la dernière histoire du recueil, elle possède une force particulière, qui la distingue des autres en cela qu'Eisner en a été un des acteurs : on ressent l'impérieuse nécessité qu'il a eu de la raconter, comme un témoignage, et le dénouement vous serre le coeur par sa cruauté et son absurdité.

Visuellement, comme toujours chez Eisner, l'image est si intimement liée au propos qu'il est impossible de la considérer comme une partie distincte, c'est un prolongement qui bonifie le script, qui continue la narration. Et cet album offre quelques exemples de l'extraordinaire qualité du dessinateur dans l'expresssion de l'art séquentiel.

Will Eisner se passe de cases et compose des planches constituées de plans sur les personnages, sans jamais se servir de la plongée ou de la contre-plongée dans les angles de vue, en privilégiant aussi les plans en pied (avec le personnage représenté entièrement) ou les plans moyens (avec le personnage en buste ou jusqu'à la taille). L'absence de cadres et la distance avec le protagoniste procurent un rapport juste avec ce qui lui arrive, ce à quoi il pense, ce qu'il dit, et dans ce dernier cas de figure, la règle du "4ème mur" est allègrement brisée, quand l' "acteur" s'adresse directement au spectateur/lecteur, face à l'image. Ce procédé de métafiction en dit long sur la liberté et la maîtrise d'Eisner avec son média (comme en témoigne la première histoire, avec le major).

Tout aussi bluffant est le 3ème récit (Le blessé), sans parole, mais tellement éloquent : l'artiste fait tout passer, en à peine 6 planches, sans avoir besoin de mots. On saisit la fatigue, la douleur, la colère, le ressentiment, le dépit, le pardon, le retour à la vie de ce soldat trahi par une prostituée. C'est une métaphore brillante sur le conflit mené par l'Amérique en Asie, une Amérique trop sûre d'elle et qui se cassera les dents face à un adversaire mésestimé mais plus astucieux, ou aussi cruel - pensée synthétisée dans une partie du monologue du major de la première histoire qui fait admirer le paysage à son passager tout en faisant remarquer que l'armée le saccage.

C'est tout bonnement magistral : Will Eisner réussit le tour de force de tirer une morale sans jamais faire la morale. En grand humaniste avant tout, il dresse de la guerre des portraits d'hommes bouleversants, avec une subtilité narrative et une adresse visuelle qui ne cessent d'éblouir.  

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