vendredi 28 novembre 2014

Critique 531 : BOUNCER - INTEGRALE, DEUXIEME CYCLE : LA JUSTICE DES SERPENTS, LA VENGEANCE DU MANCHOT & LA PROIE DES LOUVES, de Alexandro Jorodrowsky et François Boucq


BOUNCER : INTEGRALE DEUXIEME CYCLE rassemble les tomes 3 à 5 de la série, LA JUSTICE DES SERPENTS, LA VENGEANCE DU MANCHOT et LA PROIE DES LOUVES, écrits par Alexandro Jodorowsky et dessinés par François Boucq, publiés en 2003-2005-2006 par Les Humanoïdes Associés.
*
(Couverture et extrait du tome 3, LA JUSTICE DES SERPENTS.
Textes de Jodorowsky, dessins de Boucq.)
(Couverture et extrait du tome 4, LA VENGEANCE DU MANCHOT.
Dessins de Boucq.)
(Couverture et extrait du tome 5, LA PROIE DES LOUVES.
Textes de Jodorowsky, dessins de Boucq.)

Le riche Clark Cooper possède déjà de nombreuses terres aux alentours de Barro-City et il entend maintenant acquérir l'Infierno, le saloon où travaille le Bouncer. Mais son propriétaire, le mystérieux Lord Diablo, constamment alité et cachant son visage brûlé sous un masque, refuse de lui céder son établissement. Sentant sa fin proche, il le lègue au Bouncer. Le videur demande ensuite à une des prostituées de l'endroit, Noémie, de l'épouser et elle accepte.
Mais, le jour de leur mariage, en sortant de chez le tailleur, elle retrouve son premier amour, Tom, un ancien esclave affranchi qui a servi dans l'armée nordiste durant le guerre de sécession et qui vient de découvrir un filon d'or dans les environs.
Atteint en plein coeur par cet événement, le Bouncer n'a plus goût à rien et s'enivre jusqu'à plus soif, avant d'être recueilli par une jeune chinoise, Yin Li, fille de la tenancière d'une fumerie d'opium.
L'assassinant du bourreau de Barro-City va bouleverser la situation : le Bouncer hérite, à contrecoeur, de cette charge ingrate et doit pendre Noémie et Tom, accusés (et déjà condamnés sans procès) du meurtre d'un des fils de Clark Cooper.
Convaincu d'une machination, le Bouncer mène l'enquête pour retrouver Garrack, un tueur à la solde de Cooper, qui sait ce qui s'est vraiment passé.
Mais pendant ce temps, d'autres notables de la ville (le maire, le juge, le banquier, le shérif) sont à leur tour victimes du tueur aux serpents, qui bénéficie, à l'insu de tous de la protection de Lord Diablo et qui s'avérera très proche du Bouncer.
Un nouveau bourreau arrive alors à Barro-City et c'est une femme, mais pas n'importe laquelle : la fille du précédent exécuteur local, déterminée à retrouver son meurtrier -  qui agit pour venger la tribu Nacache, résidant à l'origine dans cette région et exterminée par les fondateurs de la ville...

Pour cette deuxième saga de la série, Alexandro Jodorowsky a vu plus grand en développant une intrigue courant sur trois tomes. Si cette nouvelle ambition est notable, les ingrédients ne changent cependant guère avec (déjà) la mise en pratique d'une formule qui va à la fois souligner l'identité du titre et se systématiser. On y retrouve des éléments chers au scénariste, pour le meilleur et le pire, mais aussi le souci de creuser davantage la mythologie de son héros et de lui réserver un lot d'épreuves encore plus corsé que dans le premier cycle.

Commençons par évoquer les aspects désagréables du récit. Tout d'abord, Jodorowsky ne peut évidemment pas nous épargner quelques séquences pseudo-mystiques pour valider des pans entiers de son histoire : j'ai déjà, dans ma critique de la première Intégrale, exprimé le mal que cela m'inspirait, mais cela n'empêche pas de continuer à être gênant, surtout qu'on voit arriver ces moments de loin et que leur efficacité est toujours aussi nulle.

La déchéance (bien qu'elle soit finalement assez vite expédiée) du Bouncer, après les retrouvailles (grossièrement mises en scène) de Noémie et Tom (dont le passé commun nous vaut un flashback assez affligeant, mélange détonant de niaiserie dans les dialogues et de trivialité dans la représentation), le conduit à l'ivrognerie puis dans une fumerie d'opium où, bien entendu, vous l'aurez deviné, il va avoir quelques hallucinations gratinées (ce Bouncer, censé être un gros dur, est quand même un grand sentimental à l'imagerie digne des pires clichés, avec des serres d'oiseau qui lui arrache le coeur).
A la fin du tome 5, Jodorowsky en remet une couche avec les révélations de White Elk, l'indien vengeur, et un rituel de sa tribu avec les serpents dont il se servira pour se venger, puis un autre cérémonial filial qui confirmera le rôle de protecteur sacré du Bouncer.

Ce prêchi-prêcha me donne envie de ricaner tant il est présenté avec un manque sidérant de subtilité, charriant avec lui des symboles grossiers sur la filiation, la rédemption, la justification de la vengeance, les affres de l'amour. Autant de clichés dont la série, si elle s'en passait, sortirait bonifiée.

Le dernier grief que j'adresserai à Jodorowsky est son traitement du personnage de Yin Li, à qui il donne un langage boursouflé de métaphores d'une mièvrerie qui se veut poétique mais qui ne réussit qu'à être grotesque et lourdingue. Les chinois parlent ici d'une manière aussi ridicule et finalement méprisante que les noirs à une certaine époque. C'est un étrange sort que leur fait là un auteur lui-même étranger dont on est en droit d'attendre qu'il ne fasse pas s'exprimer des ethnies de façon aussi caricaturale.

Si l'on passe sur ces défauts, pourtant, ce deuxième cycle des aventures du Bouncer a quand même assez belle allure. Deux tomes auraient suffi à raconter tout ça, et l'intrigue est inutilement emberlificotée, mais le rythme y est et on ne s'ennuie pas, grâce à une alternance habile entre action et exposition/résolution. Lorsque les deux fils narratifs se nouent (avec d'un côté l'affrontement contre Cooper et l'enquête sur ce qui est vraiment arrivé à son fils aîné, et de l'autre le mobile de l'assassin au "coral verde"), Jodorowsky parvient à une explication à la fois rapide et inspirée.

Un autre point fort est le personnage, secondaire mais percutant, d'Antoine Grant, le nouveau bourreau (éphémère) de Barro-City, qui relance opportunément l'histoire, une figure de femme étonnante, outrancière et radicale, mais d'un charisme indéniable, qui existe fortement et immédiatement.
Autant Jodorowsky peut parfois complètement foirer son affaire pour caractériser un protagoniste et lui faire impacter le récit, autant, là, il prouve qu'il est capable de camper un second rôle mémorable, altérant en profondeur la distribution du jeu.

Et puis, bien sûr, il y a les dessins de François Boucq. Dire qu'il est phénoménal est encore bien peu, car l'artiste produit une nouvelle fois des planches ahurissantes.
Avec lui, l'Ouest acquiert une dimension spatiale tout à fait bluffante, et il est visible qu'il a pris du plaisir à représenter les environs de Barro-City avec ses canyons aux cimes aiguisées, ses plaines arides, ou le pueblo lui-même, qu'il montre en pleine expansion, avec des quartiers entiers, des bâtiments richement détaillés. Son sens de la composition, dans des vignettes aux dimensions importantes, fait, pour ainsi dire, le reste : une scène comme le duel entre les Villalobos (trois mercenaires mexicains engagés par Cooper) et le Bouncer fournit à Boucq l'occasion de découper l'action en virtuose. Et la cavalcade finale du Bouncer contre l'ombre portée d'un massif rocher, avec des perspectives admirablement maîtrisées, est un autre grand moment.

Les trognes des caractères masculins offrent encore une fois au dessinateur le loisir de goûter à son savoir-faire en la matière, mais il sait aussi croquer des femmes aux physiques très divers avec la même facilité (Yin Li a beau être mal écrite, Boucq la traite avec infiniment plus d'élégance).

Cette deuxième Intégrale demande un effort au lecteur, pour excuser les maladresses d'un Jodorowsky à la limite de l'auto-caricature, mais offre aussi son quota de morceaux de bravoure, surtout graphiques. Peut-être est-ce aussi pour mieux doser leurs effets que Boucq et son scénariste enchaîneront ensuite avec encore deux autres cycles mais de deux tomes chacun.        

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire