dimanche 24 août 2014

Critique 498 : CHALAND - FREDDY LOMBARD, INTEGRALE TOME 1, d'Yves Chaland, avec Yann Lepennetier


CHALAND, FREDDY LOMBARD 1 est le premier tome de l'Intégrale de l'oeuvre d'Yves Chaland et rassemble les trois premiers albums de la série Freddy Lombard en un seul volume, publié en 1996 par Les Humanoïdes Associés.
Le premier récit s'intitule Le Testament de Godefroid de Bouillon, écrit et dessiné par Yves Chaland en 1981, et compte 29 pages.
Le deuxième récit s'intitule Le Cimetière des Eléphants, écrit et dessiné par Yves Chaland en 1984, et comporte deux histoires distinctes, de 22 et 23 pages.
Le troisième récit s'intitule La Comète de Carthage, co-écrit par Yves Chaland et Yann Lepennetier et dessiné par Chaland en 1986, et compte 46 pages.
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UNE AVENTURE DE FREDDY LOMBARD : LE TESTAMENT DE GODEFROID DE BOUILLON est le premier tome de la série, écrit et dessiné par Yves Chaland, originellement publié en 1981 par Magic Strip Edition. 
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Freddy Lombard, son ami Sweep et leur acolyte Dina tombent en panne sur la route conduisant à Sedan. Ils gagnent un restaurant où ils se mettent à l'abri d'une pluie abondante et s'offre un gueuleton alors qu'ils n'ont pas de quoi le payer. Quand l'aubergiste l'apprend, il entre dans une colère noire mais les trois aventuriers sont alors sauvés par Georges Bouillon, descendant de Godefroid de Bouillon qui les recrute pour l'aider à retrouver le trésor de son ancêtre. Ce qui parvient aux oreilles d'un autre client, Morbus, lui aussi issu d'une vieille lignée, celle d'un félon qui voulut éliminer le célèbre duc de Basse-Lorraine...
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LES AVENTURES DE FREDDY LOMBARD : LE CIMETIERE DES ELEPHANTS est le deuxième tome de la série, écrit et dessiné par Yves Chaland, publié en 1984 par Les Humanoïdes Associés.
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Dans la première histoire, Freddy Lombard, Sweep et Dina acceptent de partir en expédition en Afrique après avoir rencontré Botaxon, un collectionneur acharné de plaques photographiques, qu'il veut récupérer avant son rival Brixton. Problème : l'image qui aurait saisi le fameux Livingstone est en train les mains d'un vieux chef de la tribu des sauvages Bangobangos.
Dans la seconde histoire, alors qu'ils sont sans le sou et sur le point d'être expulsé de leur logement s'ils ne reçoivent pas une aide financière d'un oncle australien, Freddy Lombard entraîne Sweep et Dina dans une tortueuse enquête sur des meurtres commis contre d'anciens coloniaux par un assassin utilisant un poignard Bangobango.
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LES AVENTURES DE FREDDY LOMBARD : LA COMETE DE CARTHAGE est le troisième tome de la série, co-écrit par Yann Lepennetier et Yves Chaland et dessiné par Yves Chaland, publié en 1986 par Les Humanoïdes Associés.
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Alors qu'une pluie diluvienne s'abat sur Cassis, le cadavre d'une tunisienne est repêché sur la plage. Non loin de là, Freddy Lombard, Sweep et Dina sont installés dans une grotte et ramènent des bas-fonds des amphores. Une jeune femme, Alaïa, est sauvée par Freddy à qui elle a raconté être séquestrée et brutalisée par un sculpteur. Sur ces entrefaites, un vieux savant fou de Bruxelles, Auguste Piccard, émerge à bord de son son bathyscaphe. Les esprits s'échauffent dans cette ambiance de fin du monde...

Yves Chaland a traversé le monde de la bande dessinée comme un météore au début des années 80 mais l'empreinte qu'il a laissé dans la mémoire des fans est encore vivace aujourd'hui, 24 ans après sa mort. Pour ma part, je suis passé à côté de son oeuvre de son vivant et ensuite, je n'ai eu ni l'occasion ni la motivation pour m'y intéresser : tout juste ai-je gardé en mémoire la lecture du Jeune Albert, une bande comique à l'esprit très caustique, emprunté il y a un bail.
Né en 1957, Chaland a toujours été fasciné par les maîtres de la bande dessinée classique franco-belge, en particulier Joseph "Jijé" Gillain, mais doté d'un esprit acéré et d'une inspiration iconoclaste, il ne pouvait se contenter d'inscrire ses pas dans ceux de ses prestigieux mentors, préférant produire des histoires au ton décalé, aux intrigues surréalistes, traversées de références littéraires multiples.
Une des anecdotes qui a contribué à alimenter la légende Chaland fut sa tentative avortée de reprendre Spirou et Fantasio après la défection de Jean-Louis Fournier. A cette époque, sa réputation de petit prodige commençait à être bien établie et les éditions Dupuis envisageaient d'exploiter leur héros emblématique en le confiant à plusieurs équipes artistiques à la fois pour produire plus d'albums qu'un seul auteur. Seul, puis avec la complicité de Yann Lepennetier (alias Yann, qui construisait déjà sa carte de visite d'auteur au caractère bien trempé), il proposa un récit intitulé Coeurs d'acier, qui resta inachevé car finalement refusé par l'éditeur (qui préféra confier les aventures du groom au duo Nic et Cauvin avant que Tome et Janry en héritèrent, avec la réussite et la longévité qu'on sait).
Le mythe Chaland fut gravé sur les tablettes du 9ème Art avec son décès prématuré à l'âge de 33 ans, dans un accident de voiture : une sortie digne d'une vedette de cinéma. Il laissait derrière lui une oeuvre déjà abondante, très variée, depuis transformée en objet de collection.

Freddy Lombard était un personnage emblématique de la bibliographie de Chaland, qui lui a consacré cinq histoires, réunies à partir de 1996 dans deux albums parus chez Les Humanoïdes Associés, sous la direction de la coloriste de l'auteur, Isabelle Beaumenay, et d'un de ses grands fans, le scénariste et dessinateur Jean-Christophe Menu. Ces deux tomes (auxquels s'ajouteront deux autres reprenant le reste des travaux de Chaland pour composer une Intégrale complète) sont deux beaux livres, grand format, consistant, mais auxquels il manque cependant de vrais textes pour initier le néophyte, resituer les récits, leur auteur : c'est dommage qu'un effort n'ait pas été fait dans ce sens, même si Chaland aimait que ses lecteurs ne soient pas passifs, fassent l'effort de décrypter son style, n'hésitant pas à leur livrer des récits parfois déroutants autant pour tester ses propres limites que pour éprouver la faculté d'assimilation des acheteurs.

A propos du Testament de Godefroid de Bouillon, cela reste l'histoire la plus abordable de ce volume. Sa brièveté (29 pages) y est pour beaucoup, ce qui n'empêche pas une narration dense. Elle procède de dispositifs typiques de Chaland qui voulait déstabiliser son lecteur en le privant des repères habituels d'une bande dessinée de genre : Freddy Lombard se présente a priori comme une aventure policière mais prend vite des chemins détournés avec des éléments folkloriques comme la chasse au trésor (qui n'est qu'un prétexte) ou la parenthèse onirique (qui plonge tout le monde, héros et lecteur, dans un voyage dans le temps).
Ce procédé, c'est celui que Hitchcock avait surnommé le "McGuffin", c'est-à-dire un élément dramatique qui anime histoire et personnages sans qu'on sache jamais vraiment sa nature - ici, il s'agit d'un parchemin conduisant au trésor, mais ce butin existe-t-il vraiment ou n'est-il qu'un fantasme d'un noble déchu porté sur la bouteille ?). A partir de ça, Chaland s'amuse dès la page 6 et pendant les 16 suivantes à revisiter les récits chevaleresques du Moyen-Âge : une liberté narrative réjouissante, tout à fait incongrue et très tonique.

Son trio de héros n'est pas commun non plus : Chaland avait imaginé Freddy Lombard comme un bélier, toujours prêt à s'engager dans les aventures les plus farfelues en y entraînant son ami Sweep, au caractère plus ombrageux, et la belle Dina, qui n'a rien d'un faire-valoir féminin mais tient plutôt le rôle d'une modératrice, partagée entre sa solidarité (amoureuse ?) pour Freddy et sa quête de réconfort auprès de Sweep.

L'ambiance est déjà bien arrosée, au propre comme au figuré : il pleut beaucoup et le vin corrompt les esprits, deux points qui reviendront souvent ensuite et qui corsent encore davantage ce jeu de piste absurde.

A propos du Cimetière des Elephants, l'entreprise est encore plus étrange puisqu'il s'agit non pas d'une mais deux histoires distinctes rassemblées sous ce titre. Le seul point commun entre ces deux affaires : l'Afrique, ou plutôt, là encore, son fantasme.
Dans le première histoire, les trois héros se déplacent sur le continent noir et recherchent à nouveau une forme de trésor (ici, une plaque photographique où figure Livingstone). Le récit se déploie sur une trame relativement linéaire, avec son lot de rebondissements, mais surtout un détournement équivoque des clichés sur les aventures africaines telles que la BD franco-belge en a beaucoup proposé : ainsi, on trouvera dans la bouche de Freddy et Sweep des considérations sur les noirs à prendre avec du recul car Chaland voulait exprimer le point de vue de personnages des années 50, encore éduqués selon les principes coloniaux et donc estimant les africains comme des sauvages. Il faut apprécier cette distanciation pour ne pas risquer de comprendre de travers l'auteur et tenir son discours comme raciste : c'est la nuance entre la pensée d'un personnage à une époque donnée et sa retranscription par le scénariste (et non le sentiment du scénariste sur une ethnie). Aujourd'hui, plus personne n'écrirait cela sans avoir souligné préalablement l'ironie de son récit, ou alors ce serait fait avec l'intention de provoquer.
Dans la seconde histoire, on revient aux codes policiers mais sans classicisme. L'arme du crime de plusieurs coloniaux, membres d'un club, provient de la même tribu que celle visitée par Freddy et ses amis juste avant. La résolution de l'intrigue frustrera les esprits les plus rationnels, Chaland se montre encore plus moqueur, sarcastique, sale gosse, avec ses lecteurs qu'il mène en bateau à coups de péripéties délirantes, alternant séquences inquiétantes, expressionnistes, et courses folles et grotesques dans des rues enneigées. Il en profite pour indiquer que la situation sociale de ses héros est précaire, dépendante d'un mystérieux oncle Isidore du bout du monde, mais qui n'entame en rien les élans de Freddy, au grand dam de Sweep (excédé et volontiers violent) et Dina (dépassée mais plus compatissante).
Chaland glisse un hommage foutraque à Tarzan avec le personnage et les origines du concierge. C'est du grand n'importe quoi, mais terriblement distrayant et efficace. 

Enfin, à propos de La Comète de Carthage, Chaland avec la complicité de Yann vont encore plus loin (trop loin ?) dans la déconstruction. Il n'est plus l'heure pour de se poser des questions de réalisme, de tribut aux classiques : c'est, comme qui dirait, Hergé revu et (sévèrement) corrigé par Fellini. 
Il faut s'accrocher, et j'avoue que j'ai été tellement déconcerté que j'ai fini la lecture de ce récit très perplexe. Il y a à la fois de quoi être épaté par une telle radicalité dans la fantaisie mais aussi de quoi être totalement largué, au-delà de que je peux sans doute tolérer (mais sans doute aussi ai-je plus de difficulté désormais à m'abandonner à ce genre de trip).
Le scénario a d'ailleurs divisé en son temps et même encore aujourd'hui, les fans sont partagés. Pourtant, il est évident que cette histoire tenait particulièrement à coeur à Chaland qui en refit plusieurs fois plusieurs planches entre sa prépublication dans la revue Métal Hurlant et sa parution en album, mais, paradoxe suprême, c'est un souci de lisibilité qui le motiva à ces corrections alors que le résultat est d'un baroque si échevelé qu'on peine à l'apprécier clairement (mixer Euripide, Flaubert et Jijé était-il de toute manière raisonnable ?).
Le lecteur est mis à contribution, au point que Chaland paraît l'inviter à faire lui-même son livre avec les ingrédients qu'il distribue au long de ces 46 pages. Audacieux mais, à mon goût en tout cas, trop hermétique.

Heureusement, le dessin de Chaland est toujours plus clair que ses scénarios et lire les aventures de Freddy Lombard permet d'admirer le formidable talent de cet artiste. 
Ses découpages pouvaient être très simples et donner à voir des images admirablement composés, avec des lignes épurées et élégantes pour des personnages aux traits élémentaires mais néanmoins expressifs, dont l'identité n'avait rien à envier dans leur forme iconique aux plus grands héros de la BD franco-belge. Freddy Lombard a cet aspect unique des créatures qui en évoquent d'autres antérieures et plus célèbres (sa houpette est par exemple un emprunt direct à celle de Tintin) tout en possédant sa propre silhouette (un côté trapu avec son nez pointu correspond bien à son caractère, de même que Sweep possède cette rondeur au regard dur et que Dina a cette élégance datée des top-models des années 80). Les seconds rôles ont tous des trognes savoureuses, mémorables, et Chaland peut aussi, au milieu de ces figures masculines, inventer une femme fatale comme Miss Darnell.
L'autre point fort de l'artiste tient dans sa représentation des décors, qu'il expose avec force détails pour toujours parfaitement situer l'action et poser les ambiances, avec de grands jeux d'ombres dramatiques, presque hallucinés (l'attaque d'un colonial dans Le cimetière des éléphants ou les intérieurs inquiétants du sculpteur dans La comète de Carthage). 
Lors de quelques scènes puissamment rendues dans toute leur dimension angoissantes, Chaland emploie des "gaufriers" sur presque toute la page, morcelant l'évènement pour mieux désorienter le lecteur. L'effet est garanti et témoigne aussi de la préoccupation de cet auteur à raconter par l'image un récit dont il voulait trouver la perfection formelle (c'est particulièrement visible pour La comète de Carthage donc, où il a corrigé plusieurs fois sa copie, sans être satisfait puisqu'il voulait en produire une troisième version).

Ce premier tome exige toutefois un effort, et si j'avais emprunté en même temps le tome 2 (comprenant deux récits, Vacances à Budapest et F-52), j'en ai remis la lecture à plus tard. Chaland est ainsi résumable : c'était un auteur passionnant, atypique, mais dont le graphisme si accueillant dissimulait une écriture complexe, à appréhender avec mesure. 
Ce n'est pas seulement la brièveté de sa carrière qui aura fait de cet artiste un cas si spécial mais bel et bien une oeuvre peu commune dont la modernité frappe encore aujourd'hui.

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