dimanche 27 avril 2014

Critique 436 : SIN TITULO, de Cameron Stewart


SIN TITULO est un récit complet écrit et dessiné par Cameron Stewart, d'abord auto-publié sur Internet à partir de 2007 et édité en 2013 sous la forme d'un album par Dark Horse Comics, traduit en France par les éditions Ankama en 2014.
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Alex Mackay apprend un mois après les faits la mort de son grand-père, Robert, dans la maison de retraite où il habitait. Quoique n'étant pas très proche de lui, le petit-fils va récupérer les affaires de son aïeul et découvre un endroit étrange, où un infirmier, Wesley, semble maltraiter les résidentes et où le personnel lui cache maladroitement des choses. Par exemple, Alex trouve dans les effets personnels de son grand-père une photo de ce dernier en compagnie d'une belle jeune femme blonde, visiblement très proche de lui.
Dans les souvenirs du jeune homme, Robert était un vieil homme porté sur la boisson et pressé de mourir, en froid avec son propre fils, peu soucieux de sa famille. Alex est résolu à en savoir plus sur la mort de son grand-père et cette jeune femme sur la photo, mais ses investigations déplaisent aux personnes qu'il va croiser.
Bientôt, le voilà mêlé aux meurtres de deux policiers, passé à tabac, drogué, largué par sa fiancé, viré de son boulot, ne distinguant plus le rêve de la réalité, hanté par ses peurs d'enfant, rencontrant le mari de la femme blonde disposé à l'aider puis abordant les rives d'une plage dont il a souvent rêvé - un territoire où se situe peut-être les explications à cet enchaînement d'évènements et qui permettra à Alex s'il peut s'en tirer (ou pas...).

L'aventure de Sin Titulo est une expérience très spéciale, aussi bien au niveau éditorial que narratif. Cameron Stewart est un nom familier des lecteurs de comics puisqu'il a travaillé aussi bien sur de grosses franchises comme Batman et Robin (avec son ami, le scénariste britannique Grant Morrison, qui lui a aussi écrit les mini-séries Seaguy ou une partie du projet Seven Soldiers of Victory et prochainement Multiversity) que des romans graphiques indépendants comme The Other Side (écrit par Jason Aaron).
Lorsqu'il entreprend en 2007 la réalisation de Sin Titulo, Stewart le conçoit d'abord comme un web-comic et produit deux strips plus ou moins régulièrement mis en ligne à chaque fois qu'il le peut (il s'y consacre sur son temps libre et au gré de son inspiration). Le procédé d'écriture est lui-même peu commun, entre improvisation manifeste et volonté de livrer un récit atypique et personnel (voire autobiographique ?). Le projet semble avoir été motivé en grande partie par la frustration d'un artiste à l'étroit dans le système des majors, avec les contraintes de temps et de respect d'éléments qui ne lui appartiennent pas, et le désir d'écrire et dessiner une histoire sans cadre précis, ignorant le temps et le nombre de pages nécessaires, s'appuyant sur un noyau de lecteurs curieux, fidèles et généreux (puisque les dons de certains ont permis à son auteur de continuer à le faire sans accepter de commandes à côté).
Mais ce pari fou a gagné le coeur de son public et valu à Stewart des commentaires élogieux puis la curiosité des éditeurs - c'est finalement à Dark Horse (pour lequel l'auteur a participé à la franchise Hellboy, via son spin-off BPRD) qu'il confiera le soin de le publier en album l'an dernier. Le livre a lui-même un aspect inhabituel puisqu'il se présente avec un format à l'italienne (24,5 x 17 cm), chaque page reprenant les deux strips que postait Stewart sur le site dédié au titre (pour un total de 166 pages donc).

Narrativement, et ce depuis le début de l'entreprise, beaucoup, dont l'auteur lui-même, ont évoqué David Lynch comme une référence. C'est évident qu'on retrouve ici les ambiances de rêve/cauchemar éveillé cher au cinéaste de Blue Velvet et Mulholland Drive. L'influence de Grant Morrison est aussi manifeste. Tout cela empêche de classer Sin Titulo dans une catégorie de genre précise : ce n'est pas vraiment un polar, même si le récit est un jeu de pistes reprenant des codes de la série noire (ou même de la "série blême" chère à William Irish, auquel on pense aussi), avec des éléments propres, parfois très classiques (la femme fatale, le pistolet, les policiers) ; ce n'est pas vraiment non plus une histoire fantastique au sens strict, plutôt une sorte de conte, une inspiration du "réalisme magique". Tel le sable de la plage à laquelle rêve Alex Mackay et que le peintre Vacek comme John, le mari de la mystérieuse blonde, ont représentée, ce récit glisse entre le doigts du lecteur au moment de l'inscrire dans un registre précis : c'est un objet hybride, qui emprunte à diverses sources sans appartenir à aucune en particulier. C'est une bande dessinée qui elle-même se joue de son appellation.

En nommant son projet Sin Titulo, "Sans Titre", Cameron Stewart ne nous prévient pas seulement que son histoire n'a pas de titre mais qu'elle ne peut pas en avoir, son projet échappe à toute tentative de baptême : comment pourrait-on appeler ce voyage bizarre, inquiétant, intime, violent, déroutant, issu d'on ne sait quel univers, et dont son auteur refuse de clarifier le statut, que son héros traverse en étant brutalement agité sans certitude d'en sortir indemne (mais assurément changé) ?
La figure qui convient le mieux à ce comic-book est en fait issue des mathématiques : la spirale, "une courbe qui commence en un point central puis s'en éloigne de plus en plus, en même temps qu'elle tourne autour". Tout ce qui y est raconté est déjà là au début mais c'est en explorant les strates du récit qu'on le comprend. La spirale est aussi associable à l'hypnose, la transe, l'infini, et ce sont ces sentiments que convoque Stewart pour nous égarer, nous rattraper, nous lâcher à nouveau, nous laisser reprendre le fil de l'histoire, en deviner les secrets. La dimension ludique de l'expérience équivaut à son intensité dans le trouble : si vous êtes d'humeur joueuse mais aussi prêt à vous laisser happer par une construction narrative déséquilibrante, alors Sin Titulo est une bande dessinée particulièrement stimulante et addictive, qui vous agrippe et ne vous lâche plus tout en réclamant toute votre attention.

La maîtrise avec laquelle Stewart nous égare puis nous récupère, sans jamais donner le sentiment que lui-même sache parfaitement, absoument où il va, où il veut aller, quel sens tirer de tout ça, est grisante, et on finit le livre comme au bord d'un gouffre, pris de vertige mais aussi conscient qu'on a évité la chute. Comme le confesse Alex Mackay à John, dans une scène frappante, "c'est comme si ma vie entière était un tapis qu'on avait brusquement retiré sous mes pieds, mais au lieu de retourner sur le sol, je chute sans fin. Et je ne sais pas où se trouve le fond".

Plus loin, plus tard, vers la fin du livre, un autre dialogue permet aussi de mieux appréhender ce que Sin Titulo veut susciter chez son lecteur à travers ce qu'expérimente Alex Mackay - cette fois c'est le fils du peintre Vacek qui parle : "Comment différencie-t-on la fiction de la vérité qu'elle imite ? Un travail imparfait, oui ? Des fissures de doute qui érodent et affaiblissent l'architecture... Jusqu'à ce qu'elle s'effondre sous le poids de la surexposition. Mais avec assez d'implication, une chose pourrait être si bien décrite qu'elle n'aurait aucune faille et qu'elle ne trahirait pas son irréalité. Et si on ne peut pas la distinguer de la réalité, elle est réelle, oui ? Elle peut être vue, touchée, sentie. Habitée. (...) Comment reconnait-on ce qui est réel de ce qui ne l'est pas ? L'expérience, oui ? (...) Souvenirs, oui, pensées, sensations, tout ce qui a de la valeur. (...) Tout ce qu'il faut, c'est quelqu'un pour écouter, oui ?"   
C'est sans doute là la clé de ce récit peu commun : l'appréciation du réel, ce qui donne sa réalité aux choses, aux faits, et notre capacité à l'accepter. C'est là le point commun entre Alex Mackay, qui apprend à comprendre son histoire, et le lecteur, qui effectue le même chemin en découvrant l'histoire de ce héros d'une manière plus sensitive, sensuelle, instinctive, intuitive, que simple, directe, rationnelle.


Le dessin de Sin Titulo renvoie, lui, évidemment, à ce qu'a théorisé Scott McCloud dans L'Art Invisible. Dans cet ouvrage fameux et érudit sur la bande dessinée, il est expliqué que plus la représentation d'un personnage est simple, plus elle est universelle : ne pouvant être identifié à personne en particulier, un personnage peut être le double de chaque lecteur.
Ainsi, suivant ce principe, Cameron Stewart a dessiné Alex Mackay très simplement, avec un minimum de traits, et l'a confronté à d'autres personnages, guère plus détaillés mais plus typés, avec des physionomies résumant leur rôle, leur âge, leur sexe, leur caractère, dans des décors eux aussi basiques mais reconnaissables, très variés et nombreux.

Le découpage en strips de deux bandes de quatre cases chacune, immuable (à l'exception d'une seule pleine page - page 134), imprime un rythme soutenu au récit ainsi qu'un cadre strict, voire austère, étouffant. 'est ce que j'aime à appeler du dessin "juste" car la forme correspond parfaitement au fond, au propos : il ne s'agit pas d'un exercice de style, d'un tour de force visuel, pour épater la galerie mais de la manière la plus intelligente de raconter en images l'histoire. De ce point de vue, il est intéressant de noter que, dans ses remerciements, Cameron Stewart en adresse un à David Aja, un des artistes formalistes les plus doués actuellement, et qui s'est astreint à une discipline aussi drastique dans un de ses derniers épisodes de la série Hawkeye (le #13, The "U" in Funeral).

L'ambiance du récit est également soulignée par l'utilisation d'un encrage gras, qui limite justement encore une fois le détail du dessin, et d'une unique couleur d'appoint, un beau sépia, qui donne une teinte mélancolique à l'ensemble, comme celle d'un vieux film exhumé, mais aussi parfois une humeur plus troublante, à la fois sensuelle et délavée, convenant très bien au propos.

Il est difficile de ne pas penser à un chef d'oeuvre comme l'adaptation en bande dessinée de Cité de Verre de Paul Auster par Paul Karasik et David Mazzucchelli après avoir refermé Sin Titulo, autre trip sur l'identité, la perte de repères. Le fait de l'y comparer est à la fois délicat, car il est encore trop tôt pour savoir si cet album aura le même impact sur ses lecteurs (difficile quand même à imaginer car ce n'est pas une mince affaire que celle d'égaler des pointures comme Auster ou Mazzucchelli), mais flatteur et mérité, car l'ambition du projet et la qualité du résultat assurent à l'oeuvre de Stewart une place de choix dans les bd recommandables actuellement.

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