samedi 1 mars 2014

Critique 418 : JOE L'AVENTURE INTERIEURE, de Grant Morrison et Sean Murphy


JOE L'AVENTURE INTERIEURE (JOE THE BARBARIAN, en vo) est une mini-série complète en 8 épisodes, écrite par Grant Morrison et dessinée par Sean Murphy, publiée en 2008-2009 par DC Comics et traduite en France par Urban Comics en 2012.
Ce récit a reçu un accueil dithyrambique des deux côtés de l'Atlantique, confirmant la qualité des histoires non-super-héroïques de son scénariste (le registre dans lequel je le préfère) et l'éclosion de son dessinateur (déjà révélé par son roman graphique Off road, et confirmé depuis par son autre mini-série Punk rock Jesus).
Un adolescent, Joe Manson, vit seul avec sa mère (son père était militaire et a été tué en mission), et souffre de diabète. Seul chez lui, après une sortie scolaire, il a une crise d'hypoglycémie et se met à délirer. En proie à des hallucinations, il est transporté dans un monde inquiétant où, aux côté de son rat devenu un guerrier géant, il passe pour un prophète ("l'enfant-qui-meurt") susceptible de sauver un royaume des ténèbres. Quand il revient épisodiquement à lui, mal en point, il tente difficilement de gagner le rez-de-chaussée de sa maison pour y trouver un soda ou du sucre afin de stopper sa crise. Mais dans les deux cas de figure, de nombreuses épreuves l'attendent...  

Quand on lit une bande dessinée qui a aussi bonne presse, chez les spécialistes comme chez beaucoup de lecteurs, se dispute en vous un mélange d'excitation et d'appréhension : on est à la fois curieux de découvrir ce qui a pu séduire autant de monde et on craint de ne pas partager cet enthousiasme.
Visuellement, Joe l'aventure intérieure (un titre français peu inspiré, surtout de la part du traducteur illustre qui s'est occupé de l'ouvrage pour Urban Comics, le médecin et romancier Martin Winckler) est effectivement éblouissant et impose instantanément Sean Murphy comme un artiste très puissant et original. 
Etrangement, on pense moins à le relier à d'autres noms des comics maintream qu'à des dessinateurs indépendants comme Bill Watterson (le génial créateur de Calvin & Hobbes, qu'il cite d'ailleurs dans les très bons bonus de l'album) ou même à l'immense Franquin (Spirou & Fantasio, Gaston Lagaffe). Son trait possède ces mêmes vigueur, énergie, et plaisir de l'image. Le garçon a indéniablement un énorme talent, son dessin un volume impressionnant : on a là affaire à un graphiste qui a à coeur de "challenger" le script qui lui a été fourni, en fournissant esthétiquement une réponse à l'imaginaire débridé du scénariste. Les décors sont représentés dans des perspectives profondes, les jeux d'ombres et de lumières sont expressionnistes, l'expressivité des personnages est toujours juste, le découpage est le produit d'un concepteur qui s'est posé des questions précises sur la manière de rendre chaque vignette forte sans déséquilibrer la page.
Par ailleurs, Murphy, qui est plutôt adepte du noir et blanc (avec des contrastes poussés, des hachures qui évoquent Sergio Toppi ou Joe Kubert), a su laisser de la place aux magnifiques couleurs nuancées de Dave Stewart, qui adoucit justement les crayonnés et l'encrage si intenses.
Grant Morrison a toujours été pour moi une sorte d'énigme (il faut aussi dire que l'auteur entretient cette réputation de scénariste à la fois inventif et baroque) : je ne goûte guère à ses délires quand il les applique aux codes des super-héros car il en profite alors pour glisser des références trop pointues (et souvent excluantes donc) à ses intrigues. Il faut veiller à ne jamais écrire pour des exégètes quand on veut d'abord divertir : une série doit rester abordable pour être appréciable, sinon cela tourne vite au jeu des citations pour experts et plus du tout à la lecture distrayante.
En revanche, quand j'ai eu l'occasion de lire ses oeuvres plus "personnelles", dirons-nous, des mini-séries ou récits complets, je lui trouve un réel talent pour s'aventurer dans des territoires audacieux et accessibles. Le meilleur exemple, c'est WE3, avec son partenaire Frank Quitely, superbe triptyque qui est à la fois une histoire poignante, violente et très originale, une sorte de pendant au chef d'oeuvre de Brian K. Vaughan et Niko Henrichon, Pride of Baghdad.
Joe the barbarian (définitivement un bien meilleur titre, qui trouve son explication dans une très belle scène à la fin de la série) n'atteint cependant pas le niveau de WE3. Pourquoi ? Que lui manque-t-il ? Peut-être justement un peu plus de concision : 8 épisodes, même aussi dépaysants, bien rythmés, c'est tout de même un peu long. On sent parfois que Morrison tire un peu sur la ligne, que les péripéties s'enchaînent un peu trop automatiquement pour faire durer le voyage.
L'autre souci, pas très embêtant non plus mais bon, c'est qu'on remarque rapidement que le voyage de Joe, l'univers parallèle qu'il traverse, intéresse plus Morrison que le huis-clos, dont la teneur dramatique a pourtant un bon potentiel, de la maison, où les rebondissements sont plus forcés, artificiels (cette porte qu'oublie de fermer Joe dès le début, on sent bien qu'elle l'est pour introduire un danger ultérieur ; le parallèle entre la descente dans la cave et celui dans la tombe du chevalier de fer manque de subtilité). 
La référence évidente de Grant Morrison est, pour Joe l'aventure intérieure, le mythique Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay. On se frotte pas à un tel monument de la bande dessinée sans risque, et s'il n'est pas question ici d'avoir voulu l'égaler, la comparaison est cruelle, quelque soient le brio de l'écriture et des dessins. La poésie, l'émotion de ce classique sont inégalables, et le projet actuel n'est qu'un aimable divertissement à côté.
C'est sans doute injuste et sévère mais je suis donc ressorti de cette "aventure intérieure" en étant plus subjugué par son imagerie admirablement réalisée que par la tenue des promesses scénaristiques. C'est un peu la confirmation que Grant Morrison est un auteur qui sait s'entourer, mais presque trop bien, car quand il dispose d'un dessinateur capable de relever le défi de ses histoires, celui-ci l'éclipse.
Joe the barbarian est donc une mini-série paradoxale dans la mesure où elle se lit avec un grand plaisir mais qui, quand on l'a terminée, laisse un prégnant sentiment de frustration. Très beau, très bon, donc, mais pas ç'aurait pu être encore mieux.  

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