dimanche 9 février 2014

Critique 410 : DEADLINE, de Laurent-Frédéric Bollée et Christian Rossi

DEADLINE est un récit complet de 80 pages écrit par Laurent-Frédéric Bollée et illustré par Christian Rossi, publié en 2013 par les éditions Glénat.
Le XXème siècle débute. Dans l'Etat du Tennessee, un cowboy, Louis Paugham, usé, arrive en cheval dans une bourgade. Il va frapper à la porte d'une maison, une servante noire ouvre, il l'assomme puis entre. Une fois dans le salon, il fait face à un vieillard dans une chaise roulante sur lequel il bondit quand celui-ci le reconnaît et veut l'abattre. Finalement, Paugham tue son adversaire et quitte les lieux sans que personne n'ait rien remarqué.
Pourquoi a-t-il commis ce geste ? La réponse se trouve dans son lointain passé : après que ses parents aient été tué par deux esclaves noirs en fuite, Louis est recueilli par Philip Paugham, un abolitionniste de la traite négrière qui parcourt le Sud. Lorsque celui-ci est à son tour assassiné par des soldats confédérés, Louis est enrôlé de force dans l'armée.
Bientôt il prend part à une mission : escorter des prisonniers nordistes pour un échange. Parmi eux, un beau soldat noir qui trouble profondément Louis. Une nuit d'orage, il disparaît mystérieusement avant que le jeune homme découvre qu'il a été supplicié et supprimé par deux de ses supérieurs. Louis, surpris, doit fuir pour sauver sa peau.
La guerre de sécession s'achève. Louis erre, hanté par le souvenir de ce soldat noir dont il était tombé amoureux. Des années après, sa route croise par hasard un des meurtriers. Il entreprend alors de venger l'homme qu'il aimait mais aussi de soulager sa conscience.
Pour cela, il devra oser franchir la "deadline", ce sillon que les sudistes traçaient sur le sol de leurs camps pour garder leurs prisonniers, mais aussi la frontière symbolique entre les barbares et leurs victimes...
Cet ambitieux et déroutant western est un objet atypique. Déjà il aborde la question de l'homosexualité et de la ségrégation raciale, mais qui plus est du point de vue d'un sudiste. Le scénariste Laurent-Frédéric Bollée réussit un récit très fort, très troublant aussi, sans jamais ennuyer tout au long de ses 80 pages. Il n'oublie pas pour cela d'employer des motifs classiques et éprouvés du genre avec les grands espaces, les pueblos perdus écrasés par la chaleur, les règlements de comptes, les héros vengeurs. 
Mais dans l'écriture de Bollée, ces stéréotypes sont brouillés par les tours du destin qui donnent une ambiguïté durable aux protagonistes : ainsi, Louis Paugham a toutes les raisons de détester les noirs, responsables de la mort de ses parents, et d'ailleurs son parcours n'aboutit pas un revirement sur la question. Il s'agit davantage d'un homme tombé amoureux d'un autre, lequel se trouve être noir, et la couleur de la peau n'est jamais clairement donnée comme un élément constitutif de son trouble sentimental. Il est certes fasciné par ce soldat nordiste, dont il se demande ce qui la conduit à intégrer l'armée (la promesse d'être affranchi, la conviction de combattre pour une cause juste, ou comme Louis, un embrigadement forcé), mais il semble que ce soit plus l'homme qui l'attire que l'homme noir.
C'est donc un récit psychologique et intime autant qu'une aventure dans le cadre du western et de ses codes auxquels nous invite Bollée, c'est aussi une réflexion sur le destin. Les rencontres que fait le héros et les conséquences qu'elles ont sur son existence le situent davantage que son propre caractère.
L'histoire est ponctuée par des flash-backs renvoyant à l'adolescence puis à la jeunesse de Louis Paugham, en démarrant alors qu'il a la cinquantaine, et se conclut à sa mort (qui n'a rien de spectaculaire). La construction narrative est très habile. Cependant le récit n'a rien à voir avec une version de Brockeback Mountain - si  on devait le rapprocher d'un autre (post) western en bande dessinée, ce serait l'excellent Western de Van Hamme et Rosinski où on assiste aussi à la fin d'une époque en compagnie d'un personnage durement éprouvé et poursuivi par ses démons.
Bollée imagine aussi des scènes très audacieuses mais exposées de manière simple, ce qui augmentent leur capacité à être troublantes (comme lorsque Louis étreint une jeune fille noire avec laquelle il a nouée une relation après la guerre et lui demande d'enfiler les vêtements du soldat qu'il a gardés puis de ramener ses cheveux en arrière pour qu'ils paraissent plus courts : ainsi elle ressemble exactement à celui qu'il a aimé sans pouvoir coucher avec lui). 
Bien entendu, ce qui distingue encore plus l'album, c'est son dessinateur et de ce côté-là, Bollée a eu le privilège de collaborer avec l'extraordinaire Christian Rossi, qui nous gratifie de planches somptueuses.
Héritier de Jean "Moebius" Giraud, dont il pris la succession sur la série Jim Cutlass et donc habitué au western (il avait aussi dessiné le très bon Chariot de Thespis), Rossi a connu la consécration qu'il mérite avec la série W.E.S.T.. Il a adopté la même technique graphique pour Deadline en employant la colorisation directe et le résultat est stupéfiant : la palette est volontairement réduite à une gamme de jaunes, ocres, marrons en majorité, mais le rendu est d'une beauté incroyable.
L'art de la composition, le souci de l'expressivité, la méticulosité des décors (en particulier les paysages naturels, mais aussi les endroits habités présentés avec des perspectives admirablement maîtrisées), le découpage varié, tout est là, la marque d'un très grand artiste au sommet de son art, qui lui permet de jouer avec les ambiances, les émotions à un degré tel que cela rend la voix-off parfois un peu redondante.
Glénat a bien fait les choses en ajoutant un cahier de croquis au livre, ce qui permet d'apprécier la quantité d'essais de Rossi pour préparer ses personnages.
Magnifique bande dessinée au sujet et au traitement inattendus, servis par une équipe créative bien inspirée. 

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