mercredi 5 décembre 2012

Critique 364 : DEATH, de Neil Gaiman, Chris Bachalo et Mark Buckingham

Death, Tome 1 : La Vie n'a pas de prix
(The High Cost of Living, #1-3, 1993)

Death 1 : The High Cost of Living est une mini-série écrite par Neil Gaiman et dessinée par Chris Bachalo et Mark Buckingham, publiée en 1993 par DC Comics dans la collection Vertigo.
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Le nom de Neil Gaiman est attaché à la série Sandman, un des porte-drapeaux de Vertigo, le label "adulte" de DC Comics, personnage qui connut plusieurs incarnations avant qu'il ne s'en empare pour en donner une nouvelle version tout en synthétisant tout ce qui avait été fait avant (et même en préfigurant le retour du héros dans sa forme classique de justicier). Oeuvre colossale, ambitieuse et atypique, aux graphismes divers et tous singuliers, le Sandman de Gaiman était, avec Swamp Thing et Hellblazer (John Constantine), le fleuron des débuts de Vertigo (aujourd'hui, les trois personnages ont été intégrés à l'univers DC classique et Vertigo est en train d'être rayé de la carte...).
Dans le #8 de Sandman (The sound of her wings) nous était présentée la Mort, une des "Endless", grande soeur de Morpheus (mâitre des rêves) : son aspect déroutait aussitôt puisque c'était celui d'une jeune femme à l'apparence gothique et au charme ravageur, répondant au nom de Death.
Neil Gaiman avait pressenti la mode des lolitas goths nippones (puis ailleurs dans le monde) avec cette créature tout en en faisant un de ses véhicules pour philosopher dans les pages de ses comics. Sa popularité et l'inspiration de son créateur lui a valu deux deux mini-séries de 3 épisodes, dont The High cost of living en 1993 est la première.
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Comme on l'apprend dans le #19 de Sandman, Death vient sur terre une fois par siècle pour tenter de mieux comprendre les humains qu'elle appelera dans l'au-delà. Pour évoluer dans notre dimension, elle a pris cette fois le corps d'une jeune femme dont toute la famille vient de mourir et fait la connaissance de Sexton Furnival, un adolescent mal dans sa peau, désabusé, qui veut mettre fin à ses jours.
Pedant une journée entière, ils ne se quittent plus et traversent New York en croisant plusieurs personnages, dont certains en particulier vont avoir un impact important sur leur balade : Hazel McNamara et sa compagne, la chanteuse Foxglove, puis deux autres qui veulent extorquer quelque chose à Death, Mad Hettie et l'Erémite.
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Chris Bachalo fait équipe avec Mark Buckingham à l'encrage pour illustrer ces trois épisodes. L'artiste n'a pas encore versé dans le style outrancier, et parfois pénible, qu'on lui connaît aujourd'hui (voir Generation X - Uncanny X-Men - Wolverine & the X-Men). Buckingham n'a pas lui aussi encore trouvé sa voie, influencé par Kirby et McCay, comme on le verra plus tard dans Fables : il encre de manière détaillée les dessins de Bachalo sans vraiment s'imposer (avec parfois des effets malheureux comme ces cases zoomées qui sont vraiment laides et narrativement paresseuses).
Là où leur duo fonctionne le mieux, c'est dans la représentation des individus et des décors auxquels ils savent donner une allure à la fois très banale et poético-inquiétante. Le dessin n'évolue pas dans un registre réaliste, mais entretient une ambiance soignée, entre chien et loup, drame et comédie - qui trouvera sa pleine mesure trois ans après, dans la seconde mini-série.
C'est la principale attraction de ce premier tome, car cet esthétisme permet de valoriser au mieux l'aspect fantastique d'un récit (très) bavard et manquant singulièrement de relief.
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En effet, Neil Gaiman, s'il est un des auteurs les plus originaux de sa génération, au style très raffiné et à l'inspiration singulière, est aussi (presque par définition) inégal : selon ses comics, il peut rédiger une histoire très personnelle ou s'emparer d'une commande en la transcendant, ou aligner des pages qui donnent davantage l'impression qu'il se regarde écrire sans avancer d'un pas.
C'est hélas ! ce cernier cas de figure qu'on rencontre ici : on tourne les pages de ces trois épisodes en s'interrogeant sur l'intention de Gaiman - ou alors en sachant trop bien ce qu'il veut dire mais qui est énoncé avec un symbolisme, un manque de finesse et de rythme préjudiciables à son projet.
Ses pseudos variations exitentielles égrénées, de manière plus ou moins (plutôt moins que plus) suggestive, par Death ne sont guère passionnantes. Pour une créature millénaire, ses opinions sont d'une platitude qui sombre souvent dans la niaiserie, et le personnage de Sexton Furnival (dont le nom seul porte le trait du génie excentrique de Gaiman) est une vraie tête à claques, caricature d'ado dépressif, dont les envies suicidaires ne sont jamais crédible (ce qui annule tout suspense mais surtout toute empathie à son endroit).  Gaiman s'est trop complu à animer Death et a oublié de la dôter d'autres atouts qu'un charme physique, qui d'ailleurs n'est pas exempt de minauderies. On ne bâtit pas un récit sur une jolie fille dont la présence même n'aboutit pas à grand'chose (ou à des éléments cryptiques et/ou mièvres). Dommage car avec Mad Hettie et l'Erémite, on avait droit à deux additions de caractères intriguantes, apportant une tension à l'histoire... Mais le scénariste n'en fait (presque) rien...
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Death : The High cost of living est promenade plutôt jolie, mais vite lue et oubliée. Une occasion manquée... Que son auteur va corriger spectaculairement trois plus tard.
Death, Tome 2 : Le Choix d'une Vie
(The Time of Your Life, #1-3, 1996) 

Death 2 : The Time of your Life est une mini-série qui fait suite à Death: the high cost of living. Elle compte à nouveau trois épisodes écrits par Neil Gaiman et co-dessinés par Chris Bachalo (#1 + les 13ères pages du #2) et Mark Buckingham (les 11 dernières pages du #2 et le #3), publiés en 1996 par DC Comics dans la collection Vertigo.
Ce second tome peut se comprendre sans avoir lu le premier, même s'il reprend des personnages précemment abordés.
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Foxglove part en tournée aux Etats-Unis pour la promotion de son album, qui va sûrement faire d'elle une célèbrité de la chanson pop. Son manager, Larry, l'accompagne et son garde du corps, Byron, veille sur elle.
Sa compagne, Hazel McNamara, est, elle, restée à la maison où elle s'occupe de son fils en bas âge, Alvie.
Foxglove accorde une interview à un journal qui va par la suite révèler son homosexualité, elle participe au "Late show" de David Letterman, assiste à la première d'un film pour lequel elle a enregistré une chanson.
Cependant, Hazel doit composer avec les tâches ménagères et son enfant, tout en déplorant l'absence de Foxglove. Jusqu'à ce qu'un accident fasse basculer son quotidien et ne déclenche une série d'évènements qui va conduire tout le monde à opérer des choix définitifs pour leur vie...
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Après la déception qu'a été The High cost of living, Neil Gaiman avait beaucoup à se faire pardonner... Et il réussit spectaculairement à redresser la barre avec ce nouvel opus consacré à Death, la soeur de Sandman.
Ici, ses réflexions sur la vie de couple, l'homosexualité, la fidélité, l'amour, le devoir et le sens de la vie acquièrent une matière et une densité qui sont rarement atteintes dans les comics, même indés. Le personnage de Death n'apparaît que pour la première fois à la dernière page du premier chapitre, mais sa présence est tangible dès le départ. L'atmosphère y gagne en tension et ce n'est plus une gentille incarnation de la mort, séduisante et bavarde, mais plutôt quelqu'un venu recueillir les confidences et faucher une vie.


La lecture de ces épisodes y gagne un supplèment d'âme d'autant que Gaiman en a profité pour disserter sur de grandes questions qui l'ont sûrement touchées à l'époque (sa propre popularité, qui en a fait une sorte de rock-star des comics, fait écho à celle de Foxglove). Il s'interroge sur le sens de la vie avec plus de justesse et d'émotion que dans The high cost of living, car le sort de Hazel et Alvie, Foxglove, Larry et Boris nous touche bien davantage que celui de Sexton Furnival. Le choix que fera l'un d'eux à l'issue de l'aventure revêt une inéluctabilité bouleversante qu'on rencontre rarement dans ce genre de productions.
Le récit repose essentiellement sur des dialogues et même des monologues (ceux d'Hazel) dans une langue magnifique, d'une qualité littéraire soignée car jamais on ne s'ennuie et que le propos est passionnant, profond, et toujours accessible.
Les scènes troubles et troublantes se succèdent, le glissement progressif vers le fantastique est d'une fluidité remarquable, et il s'en dégage une poésie qui n'a rien de macabre ni de sordide. Gaiman réussit l'exploit de rendre la fatalité étrangement douce.
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Chris Bachalo n'a dessiné que 37 pages sur sur les 76 de l'album, mais son dessin a conservé le meilleur de ce qu'il prodiguait à l'époque : ses personnages communiquent une élégante mélancolie, ses décors et leur traitement (notamment dans les séquences oniriques) évoquent ce que réalisait Winsor McCay. Surtout, son découpage fait des merveilles, avec notamment l'usage de gaufriers très denses (souvent avec 16 cases, majoritairement des gros plans de visages !), riches en nuances.
Puis Mark Buckingham cède son poste d'encreur à Mark Pennington pour dessiner la fin du récit. La transition est quasiment imperceptible tant l'artiste s'est efforcé de conserver l'unité visuelle du projet sans toutefois singer Bachalo. Son dessin est tout en retenue, avec de délicates rondeurs.
Les couleurs de Matt Hollingsworth sont superbes également, avec une palette réduite mais très subtile.
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Oeuvre éminemment personnelle et graphiquement magnifique, cette seconde visite de Death est un enchantement mais aussi une histoire qui sait rendre simple et poignante des thèmes et concepts ambitieux. Et tout ça en moins de 100 pages !

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